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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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des pauvres pêcheurs. De temps en temps, ça ouvre une gueule énorme et ça se met à mordre les remblais. On dirait qu’elle va avaler les maisons, sur le quai. Elle cogne, elle hurle. J’espère bien ne plus jamais voir cette mauvaiseté.
    — Ici aussi, dit Fred, dans les villes la mer remonte parfois de partout et s’étale. L’an dernier, Paris a bien failli se noyer et tous les Parigots avec. La mer vient de très loin, rentre dans les caves, déborde. Les rats courent dans les rues, comme des fous, suivis par cette montée des eaux qui leur colle aux fesses. Les rues disparaissent. Il n’y a plus que des rivières. On construit des ponts de planches. On entend de temps en temps comme des coups de canon ; les fenêtres des rez-de-chaussée explosent. L’eau déferle dans les maisons, soulève les plaques de fonte des égouts. Paris sent la boue, le cimetière, la brume. Tous les bas quartiers s’effacent. Puis la flotte finit par s’étaler, avec seulement un bruit de clapotis. On dirait qu’elle est contente, l’eau, d’avoir fait un tel bordel. C’est comme ça que je vois la mer. On m’a raconté autrefois des histoires où l’on disait qu’au fond de l’Océan se trouvent des villes englouties et qu’on entend même sonner les cloches des églises.
    — Mais non, c’est pas ça du tout. La mer, je te dis, c’est une belle saloperie.
    Ils s’étaient assis dans des chaises de fer, près du grand bassin. De nouveau, Flora, vêtue d’une robe courte, en vieux lainage marron, balançait ses jambes nues.
    — Y a pas à dire, ce que tu peux sentir le poisson, c’est pas Dieu possible. Les chats ne te courent pas après ?
    Flora haussa ses épaules menues. Elle se mordait les doigts.
    C’est à ce moment qu’arriva sur eux, soufflant comme un bouledogue, un gardien en uniforme. Ils n’eurent que le temps de sauter des chaises pour éviter les gifles.
    — Dehors, guenilleux, vermine !
    Ils coururent vers la Comédie-Française, en se tenant par la main. Arrivés rue de Rivoli, leurs défroques détonnèrent dans ce quartier chic. Fred, coiffé d’une casquette, portait un vieux costume gris. Ses godillots achevaient de lui donner un air d’apprenti en vadrouille. Très grand, d’apparence plus vieux que son âge, il aurait pu passer inaperçu dans les beaux quartiers. Mais Flora, avec sa robe trop courte, ses jambes et surtout ses pieds nus, ressemblait à l’une des Deux Orphelines. À tel point qu’une dame cossue crut de son devoir de lui faire l’aumône.
    — Qu’est-ce qu’elle t’a refilé ?
    Flora montra la piécette, dans le creux de sa main.
    — Chouette, on va se payer des petits pains.
     
    Depuis les grandes inondations de Paris, en 1910, Fred vivait dans la rue. Son père, terrassier dans les tranchées du métro, était mort de tuberculose peu de temps auparavant et la mère suivit, emportée par la contagion. L’enfant fut recueilli par des cousins qui supportaient mal cette charge. Fred profita de l’affolement consécutif à la montée des eaux pour déguerpir. Comme ses parents adoptifs ne cessaient de redouter qu’il « parte aussi de la poitrine » et que « ce qu’il lui faudrait c’est le grand air », il n’avait plus jamais dormi sous un toit depuis sa fugue. Dans le quartier des Halles, les vagabonds de son acabit abondaient. De tous les âges. De tous les genres. Du clodo traditionnel à l’artiste bohème, de la putain de dernière classe à la Folle de Chaillot. Autour des pavillons de Baltard grouillait une faune nocturne qui se nourrissait des déchets du grand marché de gros. Chacun s’appropriait une zone, dormait dans un coin. Chacun défendait vigoureusement son territoire. Mais qui observait scrupuleusement les règles tacites de la cloche n’avait pas d’ennuis. L’enfant apprit, dans ce cloaque, toutes les techniques de la survie. Il apprit à ne dormir que d’un œil, l’esprit en alerte, toujours sur le qui-vive. Il apprit à se sustenter de peu, à ne boire que lorsque l’occasion se présentait. Il apprit à esquiver les coups. Il apprit la méfiance, la ruse. Toutes choses qui devaient plus tard, dans maintes situations difficiles, lui permettre d’éviter les chausses-trappes.
    Toute la journée, Fred et Flora s’amusèrent à galoper dans les rues. Mais lorsque vint le soir, Fred se trouva désemparé. Flora refusait évidemment de s’approcher du quartier des Halles, où l’on risquait de la
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