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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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il y a toujours autant de curés, plus peut-être… Ils s’insèrent dans d’autres Églises (idéologiques, politiques) et ils prêchent à tour de bras. Les curés de l’Église marxiste, les curés gauchistes, quel ennui ! Ça pullule. La vérole qui, autrefois, déblayait les rangs du bas clergé, ne les atteint pas. Ils sont vaccinés, immunisés, sans odeur, sans saveur. Mais ils sont là.
    J’avais de plus en plus de mal à l’interroger. Il se dérobait sans cesse, comme si toutes ces anecdotes que je récupérais pour sa biographie l’ennuyaient. Souvent, il ne se souvenait plus d’un événement, d’une rencontre et m’accusait de les inventer. Je devais lui montrer le document qui les relatait. Il s’étonnait alors, ou bien me disait qu’il ne fallait pas croire tout ce que racontent les archives.
    Dans sa biographie, apparaissaient des vides. Certains personnages essentiels s’évanouissaient soudain, sans que je puisse trouver d’explication à de telles ruptures. Par exemple Rirette, si importante dans la prime jeunesse de Fred et de Flora, pourquoi s’effaçait-elle complètement après sa séparation d’avec Victor ? Je regrettais de ne pas l’avoir questionnée moi-même, lorsque je la croisai parmi les correcteurs d’imprimerie, mais je ne pensais pas alors devenir le biographe de Fred Barthélemy. Pourquoi, aussi, ce vouvoiement entre Victor et Rirette, dans un milieu où tout le monde se tutoyait ?
    Fred me répondit qu’il voulut cent fois interpeller Victor à ce sujet, lorsqu’ils se voyaient journellement à Moscou. La futilité de la question lui fit sans cesse différer cette demande. Par contre, la disparition de Rirette demeura également pour lui, pendant longtemps, une énigme. Jusqu’à ce qu’il découvre, dans un lot de livres acheté à l’hôtel Drouot, du temps où il était bouquiniste, une lettre glissée dans une brochure et oubliée là.
    Il la sortit d’une boîte et me l’apporta. Un court billet, que Victor écrivit en prison, du temps de la bande à Bonnot ; une prière adressée à Rirette :
    « Mon amie, je suis heureux de votre liberté et que je demeure seul à souffrir. Tout finira. Je reviendrai. Soyez heureuse, essayez de l’être en m’attendant. Profitez du soleil, des fleurs, des beaux livres, de tout ce que nous aimions ensemble. Mais, je vous le demande en grâce, mon amie, ne retournez jamais, jamais, dans ce milieu. »
     
    Au cours de l’hiver, Germinal m’avertit que son père avait été transporté d’urgence à l’hôpital. Une fois de plus, une opération retarda l’échéance inéluctable. Je le trouvai en salle de réanimation, bardé de tuyaux dans le nez, dans les poignets. Trop épuisé pour parler, il me fixait de ses yeux toujours vifs. Soudain, il me fit signe d’approcher, me saisit les mains et les embrassa avec fougue.
    Très gêné, ne sachant que dire, que faire, les larmes me montaient aux yeux. Une infirmière entra, poussant un chariot chargé de fioles et de seringues. Elle me demanda d’abréger ma visite, afin de ne pas fatiguer le malade. Je m’enfuis presque, suffoqué.
    Il ne devait plus jamais quitter la Salpêtrière, sinon pour le columbarium du Père-Lachaise où il alla rejoindre Delesalle, Makhno, Voline, Lecoin. Auparavant, il mena un dernier combat contre la mort, bizarrement puisqu’il n’attendait plus rien de la vie. Alors qu’au Kremlin-Bicêtre il affectait une répugnance pour son interminable vieillesse, il se complaisait à l’hôpital dans le défi de prolonger son existence, ne serait-ce que pour embêter les médecins qui, chaque semaine, nous annonçaient son agonie.
    Au moment où tout paraissait perdu, il reprenait des forces. On débranchait les appareils. Débarrassé de ses harnais, il nous regardait, goguenard. Nous lui apportions alors précipitamment des journaux, des livres et ces biscuits secs qui constituaient l’unique nourriture qu’il acceptait.
    Seul avec lui, lorsque arrivait un médecin ou une infirmière, il me présentait avec une emphase qui ne lui ressemblait pas : « C’est mon continuateur. »
    Les morticoles en entendaient d’autres et n’attachaient aucune importance à cette désignation testamentaire. Certains faisaient « Ah ! Ah ! », « Très bien ! » et passaient, indifférents, à un autre malade. Fred Barthélemy, lui, aussi rasséréné que Lénine avec son fameux testament, me contemplait avec satisfaction et (si ne
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