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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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devait en souffrir ma modestie) je dirais même avec orgueil.
    Pauvre Fred, pauvre vieil ami. Je regretterai toujours de ne pas être revenu près de lui plus tôt, de n’avoir pas compris combien il m’aimait. J’essayais de rattraper cette carence en ces derniers jours, de lui donner la satisfaction de penser que son œuvre ne serait pas perdue, que je m’en occuperais. Je réussis à convaincre un éditeur de republier Saturne dévorant ses enfants et lui montrai la maquette de couverture. Ce jour-là, malheureusement, on l’avait de nouveau bardé de tuyauteries. Immobile dans son lit, muet, ligoté, j’approchai la maquette très près de ses yeux. Put-il la lire ? Son insoutenable regard (terrible, un être humain, dont il ne reste, vivants, que le regard, que les yeux) ne se détachait pas de mon visage. Il saisit une ardoise posée sur la table de nuit et qui lui permettait de s’exprimer. Avec une craie, il traça maladroitement : « Le goulag ! On assassine, ici. »
    Comme une infirmière entrait, avec ses seringues, il effaça précipitamment l’inscription.
    — Qu’a-t-il encore écrit ? me demanda-t-elle.
    — Un message pour moi, pour sa famille.
    Elle haussa les épaules.
    Cette manière inconvenante du personnel des hôpitaux de se comporter devant les malades, de parler devant eux comme s’ils étaient sourds, comme s’ils n’existaient pas, comme si, déjà, ils n’existaient plus !
     
    Quelques jours plus tard, Germinal me téléphona que, cette fois-ci, c’était vraiment la fin.
    Je le retrouvai dans le couloir de l’hôpital, en compagnie de Mariette, de Louis et de Flora. Flora, qui, finalement, avait osé défier sa peur. Elle tenait à la main un enfant que je ne reconnus pas.
    — C’est Paul, me dit Germinal, le fils d’Isabelle.
    — Elle n’est pas là ?
    — Non, elle a envoyé le petit.
    Paul, étranger parmi tous ces gens, ne savait vers qui se tourner.
    L’écologie n’embellissait pas Mariette, desséchée comme un fruit déshydraté. Par contre, Flora, tout ancestrale qu’elle fût, affirmait sa présence avec force. La plus petite par la taille, elle paraissait la plus grande, la plus grosse, la plus forte. Elle s’était reconstitué le visage de ses vingt-cinq ans : des cheveux paille coupés à la garçonne, du rose aux joues, les lèvres bien rouges. Vêtue d’un tailleur Chanel noir, elle semblait un Baskine ressuscité, mais, lorsqu’on l’examinait de plus près, on esquissait un mouvement de recul, comme devant un spectre.
    D’autant plus qu’elle avait sa tête des mauvais jours, vacharde, prête à mordre. Je l’entendis grommeler, à peine audible :
    — Le voilà encore qui s’en va ! Il me laissera toujours tomber, ce voyou !
    Soudain arriva une étrangère que la famille, dans une même impulsion, regarda avec réprobation. Curieuse apparition d’ailleurs que cette jeune femme, juchée sur des talons aiguilles, enveloppée dans un manteau de léopard, outrageusement maquillée, l’air à la fois vulgaire et insolent.
    Lui faisant face, le clan la toisait sans aménité.
    — Qui c’est, celle-là ? cria Flora.
    Personne ne répondit.
    L’inconnue s’avança.
    — Où est-il ?
    Personne ne broncha.
    Je me nommai.
    — Ah ! c’est vous, me dit-elle, avec (m’illusionnais-je ?) une certaine sympathie.
    — Venez, nous irons lui dire adieu tous les deux.
    Elle entra avec moi dans la chambre de Fred, s’approcha du lit, se pencha sur le visage du mourant qui, hagard, ne parut pas l’identifier ; m’interrogea d’un coup d’œil.
    Je lui chuchotai à l’oreille qu’il n’y avait plus d’espoir.
    Elle se dirigea de nouveau vers le lit, regarda Fred, lui caressa le front, hocha la tête et rebroussa chemin :
    — Dommage…
    Ce seul mot, puis elle partit, toujours aussi dédaigneuse, devant la famille qui s’écarta pour lui dégager le passage.
    J’ai préféré ne pas demander qui elle était. Fred mourut ce même jour. Je conserve l’image de cette inconnue, dont nous ne saurons jamais rien. Elle appartient à cette zone de mystère inhérente à toute vie et sans laquelle la destinée deviendrait trop logique. Il me semble que Fred Barthélemy aurait eu encore beaucoup de choses à m’apprendre. Là aussi, il vaut peut-être mieux qu’il m’ait laissé sur des non-dit.
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