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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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viande mélangé à des légumes passés à la moulinette.
    — Allons, mange, repris-je, c’est bon.
    Narquois, il me tendit le plateau.
    — Si c’est bon, mange-le. Je te le donne.
    Je goûtai la purée avec un haut-le-cœur et reposai le plateau sur la table de nuit.
    — Tu vois, toi aussi, tu cales.
    Que répondre ? Je lui apportais des gâteaux secs qu’il amollissait dans un verre d’eau et avalait avec une sorte de gloutonnerie. Ensuite, rasséréné, il se mettait à parler. Il pouvait ainsi soliloquer pendant des heures, si personne n’entrait dans la chambre. À la moindre apparition d’une blouse blanche, il s’arrêtait, me regardait d’un air complice et observait un mutisme absolu. « Le goulag ! » me soufflait-il. Parfois, les infirmières ou les médecins entendaient vaguement et me demandaient : « Que baragouine-t-il ? Il se méfie de nous. Pourquoi ? Allons, allons, soyez sage, père ronchon ! »
    J’avais envie de leur expliquer quel personnage ils soignaient. Manifestement, ils le prenaient pour un petit vieux acariâtre perdant plus ou moins la tête. Mais serait-ce rendre service à Fred Barthélemy, retombé dans l’anonymat depuis si longtemps, que de ressusciter un passé chargé d’un tel détonateur politique ?
    Ce passé remontait dans la conscience embrumée de Fred dès que nous nous trouvions seuls. Il semblait même qu’il ne voulait rien laisser perdre, que cette biographie, dont il disait ne pas se soucier, finissait par l’obséder. Dès qu’il me voyait, il s’empressait de me fournir des éléments nouveaux ou des réflexions dont il pensait qu’elles pouvaient m’aider à mieux comprendre son action.
    Souvent, ces remarques arrivaient à brûle-pourpoint. Par exemple :
    — J’ai cru toucher la porte du paradis et je n’ai fait qu’ouvrir des bureaux minables, où discutaient des comités. La réunionnite est un des maux de la révolution. On y parle tant de la révolution qu’on l’oublie.
    Il n’appelait plus les députés que les « députes » (sans accent aigu sur le second e ).
    — Il y a les putes, soulignait-il malicieusement, qui sont des paumées et il y a les super-putes, plus familièrement nommées députes. Alors, elles, ce sont les grandes salopes, les bouffeuses de pèze, les fouteuses de merde. Vive les putes, à bas les députes !
    Il riait, content de sa plaisanterie.
    Puis il me demandait de m’approcher plus près de son lit, me tirait par mon veston pour me parler à l’oreille et me disait à mi-voix, comme s’il s’agissait d’une confidence :
    — Hier, je me suis reluqué dans la glace, avant de me raser. Les miroirs ne sont plus ce qu’ils étaient. Autrefois, ils me renvoyaient une meilleure image.
    L’intelligence de Fred Barthélemy, qui m’avait tant impressionné jadis, tournait à la facétie.
    Je cherchais surtout à savoir comment il avait vécu ces vingt-cinq ans pendant lesquels nous ne nous étions plus rencontrés et ce qu’il avait fait pendant cette longue traversée du désert. Il existe, dans toutes les vies d’hommes publics, de curieuses oscillations, des apparitions et des disparitions, des succès et des échecs.
    Souvent, lorsque l’un monte, l’autre descend. Je me souvenais de Lecoin, tombé dans l’anonymat après la Seconde Guerre mondiale, en un temps où Fred jouait encore les utilités. Puis, les rapports s’inversèrent. Dans les années 60, Louis Lecoin devint le grand homme du mouvement libertaire, ayant pris sur lui la charge de défendre les objecteurs de conscience et de les protéger par un statut. Théoriquement, un objecteur persistant dans son refus d’accomplir son service militaire, pouvait demeurer emprisonné jusqu’à quarante-neuf ans, âge où il se trouvait délié de toute obligation guerrière. Réclamer le droit à l’objection de conscience, au moment où le contingent partait encore se battre en Algérie, ne manquait pas d’audace. J’ai suffisamment fréquenté Lecoin à cette époque et participé à son action pour savoir l’intrépidité qui animait cet homme. De ses militants se constituant symboliquement prisonniers en s’enchaînant place Bellecour à Lyon au pied du monument de Louis XIV, à sa grève de la faim de 1962, puis au statut arraché un an plus tard et, enfin, à la libération de tous les objecteurs incarcérés, Lecoin retrouvait la force médiatique qui fut la sienne au moment des manifestations en faveur de
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