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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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plaisantai :
    — En ce temps-là, vous n’aviez qu’une chemise à vous mettre. Aujourd’hui vous portez une parure de princesse.
    — Oui, galopin, tu veux dire qu’il vaut mieux que je cache ce corps sous une armure de perlouses. Allons, qu’exiges-tu encore ? Ne t’ai-je pas tout avoué, jadis ?
    — J’aimerais que vous me racontiez de quelle manière vous avez vécu la bande à Bonnot.
    — Ah oui ! L’histoire du chauffeur et du prince…
    — Comment ça ?
    — Bonnot était chauffeur, tu le sais bien, chauffeur de bagnole ; et le prince c’est Kropotkine, celui qui leur a tourné la tête avec ses idées folles.
    — Non, chère Flora, ce n’est pas Kropotkine qui les influençait ; plutôt Bakounine.
    — Bah ! Toujours des histoires de Russes. Tous fous à lier ! Kibaltchich, Eichenbaum… Les Russes, les Slaves, on ne leur pardonne leur folie que s’ils peignent, que s’ils jouent de la musique. Baskine, Soutine, Chagall, Stravinski, parle-moi de ceux-là ! Les autres, c’est du vent. Le vent de la mort et de la misère. Aimes-tu la musique ? Moi, je ne me lasse pas d’écouter Boris Godounov. Moussorgski, ça fout en l’air Trotski ou Staline. C’est la vie qui chiale, qui rit, qui chante. Les autres sécrètent le néant. Ce sont eux qui m’ont volé mon pauvre petit Fred.
    Elle se mit à pleurer, debout. Les larmes, en coulant sur son visage, défaisaient le savant maquillage. Des traînées noires venaient de ses cils, balafrant ses joues comme des tatouages. Toute petite, dans sa robe lamée d’or, elle ressemblait à une momie. J’avais l’impression horrible que son visage allait se dissoudre tout entier, fondre, et qu’il ne resterait plus dans ces précieux atours qu’une tête de mort. Je la pris précautionneusement par les bras et la conduisis vers un fauteuil où je l’aidai à s’asseoir. Elle demeura un long moment prostrée, puis lança, dans une soudaine surexcitation :
    — Il sera toujours à moi. Je serai toujours à lui.
    Inutile de demander de qui il s’agissait. J’acquiesçai :
    — Oui, Flora, toujours. Et ce livre que j’écris vous unira à jamais.
    Un peu solennelle cette promesse. Que n’affirme-t-on pas pour quelques grammes de secrets dérobés ?
    — Dites-moi tout, Flora, tout !
    Elle me regarda attentivement :
    — Je te reconnais, toi, maintenant. Tu as toujours été curieux. Je ne te dirai pas tout. À toi de deviner. Mais je t’aiderai. Et puis, merde, chante ce que tu veux. Tout ça n’a plus importance.
     
    Ces longs moments à l’hôpital, où je me trouvais seul avec Fred Barthélemy. J’essayais d’éviter les heures où la famille affluait. Recroquevillé dans son lit, il attendait. Son long corps s’était rétréci à l’extrême. Dans son visage amaigri, les yeux noirs témoignaient encore, néanmoins, de cette vitalité et de cette passion qui menèrent sa vie. Dès que j’ouvrais la porte de la chambre, je rencontrais ses yeux. Guettaient-ils sans cesse le visiteur ? Je surprenais une angoisse dans son regard, qui disparaissait dès que j’avançais la seule chaise et m’y asseyais pour engager la conversation. Une fois, il approcha très près sa tête de la mienne et me dit à voix basse :
    — C’est le goulag, ici. Ils m’épient. Ils viennent dans ma cellule, camouflés de leur blouse blanche et me piquent pour que je ne m’évade pas. Débrouille-toi pour me faire sortir.
    C’est vrai que cette chambre de malade s’apparentait à une cellule de prison modèle. Mais elle ne comportait pas de barreaux, sauf ceux du lit métallique. Et Fred Barthélemy ne voyait que ceux-là. Il se complaisait à me les désigner, en ricanant :
    — Ils m’ont foutu dans un lit-cage !
    — Tu es malade, Fred. On te soigne bien. Tout à l’heure, Germinal viendra. Prends patience.
    — Alors, toi aussi, tu te mets avec eux ?
    Une aide-soignante entra en poussant un chariot chargé de nourriture. C’était l’heure du repas. Elle posa un plateau sur le lit, presque sous le menton de Fred.
    — Comment ça va, le pépé, aujourd’hui ? Toujours aussi grognon ?
    Fred, effaré, ne répondit pas. Dès qu’elle fut partie, il écarta le plateau.
    — Tu dois manger, dis-je. Sinon tu vas t’affaiblir et nous ne pourrons pas te faire évader.
    — C’est du dégueulis de chat.
    Comme Fred édenté refusait le secours d’une prothèse, on lui servait seulement une sorte de hachis de
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