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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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radoucissant :
    — Il faut que je gagne ma croûte. Enfin, pourquoi dire il faut. Personne ne m’oblige. J’ai échoué là, comme ces vieux rafiots qui ne ressortent plus de la vase du port. Je liquide mon fonds. Après, on verra.
    Sa mauvaise humeur revint :
    — Allez, déguerpis. Ce n’est pas pour toi. Tu ferais mieux de t’intéresser aux filles. Je ne veux plus te voir. Tu m’agaces. Allez, fous le camp.
    Des mois passèrent sans que je revienne quai de la Tournelle. Le bouquiniste m’avait moins effrayé que vexé. Je l’évitais. En passant sur l’autre trottoir, du côté des immeubles, je le voyais le plus souvent entouré d’hommes de son âge, ou plus vieux. Ils tenaient de longs conciliabules. Certains étaient bizarrement accoutrés, avec des pèlerines, des foulards extravagants, des bonnets de laine tricotés. Il m’apparut alors que ces hommes qui entouraient mon grand escogriffe bourru, sortaient aussi d’un autre temps. Cette similitude entre les familiers du bouquiniste et la marchandise désuète de ses boîtes, me fit mieux comprendre l’anomalie de mon intrusion dans un âge qui n’était pas le mien. Mais j’avais bien le droit de me passionner pour l’histoire politique du début du siècle. Cette conviction me donna le courage de refouiller dans des boîtes qui, après tout, n’appartenaient pas à un club privé. J’en ressortis triomphalement l ’Histoire de la Commune de 1871, par Lissagaray, dans l’édition Dentu, datée 1897. Et, ne voulant pas être en reste avec l’agressivité du bouquiniste, je lui demandai d’un air revêche :
    — C’est combien, ce bouquin-là ? Vous me ferez bien un prix, je suis un vieux client.
    Il feignit de ne pas me reconnaître, prit le livre dans ses mains maigres, le feuilleta, hocha la tête d’un air très triste :
    — Lissagaray… C’est un ouvrage qui n’a pas de prix. Bon, puisque tu as le culot de revenir, je te le donne. Non, ne discute pas, c’est un cadeau. Un cadeau sans prix ! Tu es anar ? Fallait le dire.
    — Anar ?
    Je débarquais de ma province où mon éducation se fit plutôt dans le giron de l’Église catholique, apostolique et romaine. Mais depuis que je commençais à réfléchir, mon attirance allait surtout aux hérétiques, aux réprouvés de tout acabit, aux marginaux, aux hors-la-loi, aux irrespectueux, voire aux anormaux et aux fous. Anar ? Que voulait-il dire ? Je connaissais plus l’histoire du socialisme, des socialismes, et de tous leurs avatars, que celle de l’anarchie.
    Voyant mon embarras, le bouquiniste reprit :
    — Non, bien sûr, tu n’es pas anar. Ce n’est plus la mode. Ça ne l’a d’ailleurs jamais été. Tu n’es pas coco, tout de même ? Sinon, que chercherais-tu dans mes boîtes ? Ou alors, c’est que tu serais maso.
    — Pourquoi voulez-vous que je sois embrigadé dans quelque chose ? dis-je avec brusquerie. Je m’intéresse à la politique, pas aux partis politiques.
    — Qu’est-ce que tu fais, dans la vie ?
    — Je fais ce que je peux. Et je m’en fiche. Actuellement je suis manœuvre dans une usine. J’ai toujours été manœuvre, ajoutai-je dans une sorte de défi, manœuvre, manutentionnaire, débardeur. Je suis petit, mais je suis costaud. Et travailler avec mes muscles me laisse le cerveau vacant. Je peux lire, étudier.
    — Tu lis beaucoup ?
    — J’ai tout lu.
    — Allons, ne te vante pas.
    — Si, j’ai lu tous les petits classiques Larousse, par ordre alphabétique. Comme ça, j’étais sûr de ne pas en oublier.
    Le bouquiniste passa ses mains dans sa chevelure grise, geste qui lui était familier, presque un tic. Il me regarda d’un autre air où je devinai à la fois de l’étonnement et de l’affection. Il eut envie de me dire quelque chose, mais se contenta de me prendre l’épaule, de sa main osseuse, et de la serrer à me faire mal.
    — Reviens quand tu veux. Farfouille. Cherche, mon gars. Peut-être finiras-tu par trouver.
    C’est ainsi que commencèrent mes relations avec celui dont j’ambitionne aujourd’hui, quarante ans après, de devenir le biographe. Je m’aperçus vite que le même nom se répétait à la fois sur les pages de garde de tous les livres dédicacés qui se trouvaient dans ses boîtes, et sur les couvertures de nombreuses brochures que j’achetais. Ce nom était bien sûr le sien. Il bradait sa bibliothèque, son seul avoir.
    Jeune, il nous semble que tout nous est dû. On ne
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