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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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il serait libre. Louis lui répondit : « Trop tard, ils m’auront tué avant, car c’est la nuit qu’ils viennent. » Le lendemain, elle le trouva à l’infirmerie de la prison, sans connaissance, la tête entourée de bandages. Le brigadier qui la conduisait lui chuchota : « Cette nuit, ils l’ont tabassé, ils ne l’ont pas ménagé. » Il mourut quelques jours après dans des douleurs si épouvantables qu’on dut lui attacher les bras, les jambes, le corps, tellement il se débattait. Ils ont diagnostiqué : crise d’urémie. À travers le cercueil, Christiane fit radiographier clandestinement le crâne. L’urémie causait de drôles de fractures ! Pendant douze ans, on l’a empêchée de porter plainte. Tu te rends compte, douze ans ! Et on s’étonne des inculpés, bouche cousue, aux procès de Moscou. Les juges ont remis le nez dans le dossier. Bien obligés. Et tu sais ce qu’ils ont conclu ? Oui, oui, on s’était trompés, Louis Renault, ce n’est pas d’urémie, qu’il est mort, mais d’une pneumonie. Christiane a été déboutée. Non-lieu. Elle abandonne. Elle ne ressuscitera ni Drieu, ni Renault. Elle se remarie avec un marquis. Histoire de leur en boucher un coin. J’espère qu’il aimera aussi la peinture, son marquis. Tu rêvasses, ou quoi ? Ça ne t’intéresse pas, mes salades ?
    Je pensais à la guerre d’Algérie. Renault, pour moi, c’était de l’histoire ancienne. Christiane, je l’apercevais parfois dans la galerie. Elle me donnait l’impression d’une femme du monde, un peu frivole. Je n’aimais pas lorsqu’elle bavardait avec Flora. Il me semblait qu’elle nous enlevait Flora, à Fred comme à moi. À Fred comme à moi…
    Je retournais vers lui. Je me disais qu’il peignait tout en noir parce que trop vieux, trop mis au rancart. Lui m’accusait de céder aux séductions de la couleur rose.
    — Tu vas devenir un homme politique, si tu continues sur ta lancée. Les hommes politiques ont en commun avec les criminels de tout voir en rose. Il n’y a même qu’eux qui font des rêves en couleurs tendres.
    Lorsque, après une discussion pénible, qui dégénéra en dispute, je quittai le quai de la Tournelle, je ne me doutais pas que, pendant vingt-cinq ans, je cesserais de fréquenter celui qui se plaçait alors au cœur de mon existence. Sans doute, resté près de Fred Barthélemy, nombre de mes égarements ne se seraient pas produits. Mais je n’aurais pas vécu.

Épilogue (1982-1985)

 
     
    Alfred Barthélemy est mort en 1985, à Paris, à l’hôpital de la Salpêtrière. Son agonie a duré longtemps, beaucoup trop longtemps. Il a connu toutes les misères des vieillards, toutes ces chirurgies, ces raccommodages, ces transfusions, ces prothèses, par lesquels la médecine prolonge une existence qui n’est plus qu’un souffle, qu’un gémissement. Prostate, cataracte, arthrose, brisure du col du fémur et, finalement, cancer, rien ne lui aura été épargné. À plusieurs reprises, l’hôpital informa la famille que sa fin était proche et nous nous retrouvâmes près d’un mourant goguenard qui semblait s’amuser à nous faire répéter, tous ensemble, le dernier acte de la cérémonie des adieux.
    Tous ensemble ? Dans cette vie riche en paradoxes, celui-ci ne sera pas moins étonnant : Fred Barthélemy, qui ne se soucia jamais de ce que l’on appelle la vie de famille, se voyait, à la veille de sa mort, entouré avec la plus grande affection (disons même la plus pieuse vénération) par ses enfants et petits-enfants. Parmi ses amis d’autrefois, aucun ne se joignait à nous pour la bonne raison que tous l’avaient précédé dans la tombe. J’étais le seul, parce que le plus jeune, plus jeune que Germinal, le fils aîné ; Germinal qui se souvenait encore de moi avec un reste d’affection. Mariette et Louis, les enfants de Claudine, me marquaient une certaine froideur que je m’expliquais mal, sinon comme punition de mon éloignement de leur père, pendant trop longtemps. Et puis toute cette ribambelle d’enfants et de petits-enfants. Louis avait deux enfants adultes. Floréal et Dolorès approchaient déjà des quarante ans et ils arrivaient avec leur progéniture. Ces rejetons témoignaient à leur grand-père une admiration bruyante. Ils s’accaparaient leur grand homme. Visiblement, pour eux, j’étais de trop. L’étranger. L’intrus. La manière dont Germinal m’accueillait, à chaque fois, devant la porte de
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