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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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la chambre de Fred, en me saisissant par la taille et en me soulevant au-dessus de sa tête, s’exclamant joyeusement : « Petit moujik ! Petit moujik ! », les agaçait beaucoup. Germinal déjà septuagénaire, ils mettaient cette plaisanterie sur le compte du gâtisme. Ils ne savaient pas ce que ce rituel signifiait pour nous et combien il nous unissait à celui que nous venions retrouver.
    J’interrogeai Germinal sur l’absence de Claudine. Claudine était morte, au début des années 70, sinon, bien que séparée de Fred depuis fort longtemps, elle aurait accouru. Et Flora ? Germinal me dit que Flora refusait de se rendre à l’hôpital, se considérant elle-même comme trop vieille pour oser défier la mort qui rôdait dans tous les couloirs de la Salpêtrière.
    Inimaginable que Flora puisse entamer sa quatre-vingt-cinquième année ! J’étais partagé entre la curiosité de la revoir et la peur d’effacer une si belle image, tendrement conservée. Comme j’avais entrepris la biographie de Fred Barthélemy, il m’était toutefois nécessaire d’interroger Flora pour reconstituer leurs amours enfantines, et cet environnement exceptionnel qui fut le leur, au temps de la bande à Bonnot.
    Flora ne tenait plus sa galerie rue de Seine, retirée dans un somptueux appartement près de la place des Vosges, au milieu de ses Baskine, de ses Soutine, de ses Chagall. Il lui en restait peu, mais comme ils prenaient chaque année plus de valeur, elle ne cessait de s’enrichir, seulement en les regardant. Elle avait ajouté astucieusement, à son capital d’origine, des œuvres d’artistes plus jeunes : Fautrier, Dubuffet, Bacon, Balthus, Magritte qui, elles aussi, constituaient des actions à la hausse. De temps en temps, elle vendait, rachetait, jouait avec la peinture comme à la Bourse. Je lui téléphonai pour solliciter un rendez-vous et elle insista pour m’envoyer sa voiture et son chauffeur. C’était ridicule, le métro me conduisait directement chez elle. Je ne la contrariai pas cependant, me souvenant qu’elle aimait étaler son luxe, comme une marque de revanche, bien sûr tout à fait vaine ; mais cette ostentation lui donnait tellement de plaisir !
    Le chauffeur me refila à un valet de chambre qui m’introduisit au salon. Face à la porte d’entrée, au-dessus d’une cheminée monumentale, un nu vous arrivait en pleine gueule, ou plutôt un déshabillé de Baskine, superbe, avec ses violets et ses roses. Un portrait de Flora, évidemment, d’une sensualité étourdissante. Je la connaissais, cette peinture, si souvent reproduite dans les livres d’art, et même en cartes postales, mais de la découvrir là, dans cette pièce silencieuse, seul à seul, me tourneboulait. Je m’approchai très près, fasciné. Le temps s’arrêta. Absorbé dans ma contemplation, j’oubliai le lieu où je me trouvais et le but de ma visite. Soudain, j’eus l’impression que quelqu’un, derrière mon dos, me regardait. Je me retournai brusquement et ce que je vis me stupéfia. Un Klimt ! Un tableau de Klimt ! Non, pas un tableau. Plutôt, sortie d’un tableau, une de ces femmes de Klimt, idole de la décadence viennoise, couverte de pierreries. En observant mieux le visage de cette femme, si fardée, je remarquai qu’elle devait en effet atteindre, à quelque chose près, l’âge des peintures de Klimt. Les peintures et leurs modèles sont immortels. Jamais leurs traits ne s’altèrent. Ce Klimt-là, lui, s’était abîmé avec le temps. Sous la couche de maquillage, on devinait les rides, toutes les plissures de la peau. Le modèle avait eu le tort de s’échapper de la toile, perdant, par là même, son éternelle jeunesse.
    — Mon petit Fred, me dit ce fantôme, comme tu as vieilli !
    — Mais… je ne suis pas Fred.
    Je me nommai, lui rappelant le jeune homme si timide qui venait à sa galerie, du temps où Fred était bouquiniste.
    — Ah ! oui, répondit-elle. C’est vrai, mon Fred est un vieillard. Je ne veux pas le rencontrer. Trop tard. La vieillesse est affreuse. Comment me trouves-tu ?
    Je bafouillai, lui parlai de Klimt.
    — Klimt ? Ces expressionnistes teutons ne valent pas nos fauves. Tu as vu mon Baskine ?
    — Je n’ai vu que lui.
    Je faillis ajouter : « Comme vous étiez belle ! » et ravalai mes mots. D’ailleurs, déjà, elle ajoutait :
    — Tu m’as tout de suite reconnue. Et maintenant, suis-je si loin de cette fille en chemise ?
    Je
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