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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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pensé qu’il vous serait agréable d’en profiter.
    Je réalisais aussi que Flora tentait ainsi de se manifester, de renouer avec Fred sans en avoir l’air, avec cette désinvolture si agaçante qui la caractérisait. Fred, lui, recevait ce geste comme une provocation.
    — M’envoyer des livres ! Elle qui les déteste ! Elle a toujours détesté les livres, le sais-tu ? Elle refusait d’apprendre à lire. Ce qu’elle aime, c’est compter, compter ses sous. Elle s’est enrichie exprès, pour me faire honte.
    Jamais je n’avais entendu Fred se laisser aller à une telle rage contre Flora. C’est beaucoup plus tard, dans nos ultimes rencontres, lors de son extrême vieillesse, que je traduirai mieux les raisons de sa fureur. Ils ne se pardonneront en effet jamais de s’être lâchés. Il me semble bien aujourd’hui que Fred exagéra tant qu’il put sa clochardisation, qui s’accentua au cours des années, pour embêter Flora et que celle-ci se vengeait de la politique misérabiliste de Fred en étalant sa richesse pour qu’il en arrive à la considérer comme une ennemie de classe. En tirant chacun à l’extrémité d’un même fil, ils avaient l’impression de s’éloigner définitivement l’un de l’autre. Seulement le fil ne rompait pas.
     
    Fred et Germinal participaient à la reconstitution de la Fédération anarchiste, celle qui s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui. La vieille garde, sonnée, effondrée, se serait peut-être dissoute, et Fred avec elle, si ne s’était manifesté un nouveau venu qui, tout comme Fred, avait été incarcéré pendant toute la durée de la guerre. Il s’appelait Maurice Joyeux, lui aussi ancien ouvrier ajusteur, très titi parisien, d’un entrain infatigable. Petit, fluet, il possédait une voix puissante, un peu criarde, suffisamment forte pour ameuter un quartier, perturber une réunion, rassembler des égarés. Le véritable esprit libertaire, étouffé un moment par l’intrusion marxiste, put se réincarner dans la librairie qu’il ouvrit à Montmartre sous l’enseigne : « Le Château des Brouillards » ; bientôt siège provisoire de la F.A. qui publia son propre journal : Le Monde libertaire.
    Fred coopérait, mais sans entrain. On eût dit par devoir. Les deux enfants de Claudine prenaient soudain une place prédominante dans sa vie. À tel point qu’il en oubliait ses Espagnoles. Sans doute Mariette et Louis, qui avaient quitté le domicile maternel, contribuèrent-ils à cette transformation. Institutrice à Paris, Mariette militait toujours activement parmi les ajistes. Louis, marié, employé des postes, s’activait avec sa femme aux « Amis de la Nature ». Le frère et la sœur se voyaient souvent auprès de leur père et leurs convictions l’influencèrent certainement beaucoup, aux abords de sa soixantième année.
    La campagne, les paysans, l’intriguaient toujours. Il avait interrogé Gorki, Marie Spiridonova, sans succès.
    Mariette et Louis lui révélaient une nouvelle idée de cet espace dilaté, de cet espace qui lui paraissait sans forme, hors des structures urbaines. Le soleil, la pluie, le vent, les petits chemins dans la forêt, les prairies, les rivières, la mer, la montagne, Mariette et Louis parlaient de tous ces éléments avec un plaisir sensuel. Ils y mêlaient la joie des rencontres, les soirées chantantes autour des feux de bois, la convivialité des tentes de toile plantées les unes près des autres, à proximité d’un ruisseau.
    — Je suis passé à côté de la nature, m’avoua-t-il. Comme c’est curieux ! J’ai seulement vécu dans l’abstraction des idées.
    Et moi je lui racontais ma famille paysanne, ce métier régi par les caprices du temps ; lié au sol, au village. Le paysan, lui disais-je, c’est l’homme du pays, l’homme d’ici, pas d’ailleurs. L’homme du lieu. L’homme qui ne bouge pas. L’homme pour qui la terre est plate. Vous et moi nous ne tenons pas en place. Nous sommes gens des ailleurs. C’est pourquoi nous nous sentons si proches des exilés, des proscrits, des fugitifs. L’exil est en nous.
    Il m’observa avec beaucoup d’attention, comme s’il m’avait mal perçu auparavant.
    — Tu as vieilli, mon petit gars. Tu raisonnes déjà comme un ancêtre.
    Après s’être perdu pendant un long moment à regarder la Seine, par-derrière le parapet, il reprit :
    — Bizarre, cette curiosité que j’avais, enfant, pour la mer. Et toute ma vie se
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