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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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    La vie est un curieux parcours, plein d’embûches et de découvertes, de surprises et de déconvenues. On vient, on va. On rencontre des gens, que l’on oublie, qui disparaissent. D’autres qui s’insinuent, qui ne vous lâchent plus, qui s’accrochent à vous comme des tiques et dont on sait bien que l’on ne pourra s’en débarrasser qu’en disparaissant soi-même, à tout jamais, sans espoir de retour. Ils sont si pesants parfois, que l’on a envie de devancer l’heure. Pourquoi ceux-là et pas ceux-ci, égarés en chemin et dont le souvenir vous obsède. Certains sont morts, du moins on le dit, mais ils ne sont pas morts pour vous. Des prétendus morts nous accompagnent, vivent avec nous, en nous, plus que tant de vivants que l’on côtoie chaque jour avec indifférence. Parfois, on enterre un peu vite ceux que l’on a perdus de vue et dont l’âge avancé nous fait croire à leur effacement définitif. Et il arrive qu’ils ressortent de l’ombre, comme des fantômes, et reprennent leur place, dans notre existence, une place qu’ils n’auraient jamais dû quitter.
    C’est le cas de l’homme dont je vais vous raconter la vie.
    Sans lui, je ne serais pas ce que je suis. Lorsque je le rencontrai pour la première fois j’avais vingt-trois ans. Il en comptait quarante-huit. Quarante-huit ans, ce n’est pas bien vieux, mais lui était déjà très vieux. Je veux dire qu’il avait vécu de telles aventures, croisé tant de gens illustres, légendaires, joué lui-même un tel rôle dans l’Histoire, qu’il semblait hors du temps. Le temps, les temps nouveaux de l’après-guerre, d’ailleurs le rejetaient. Emprisonné de 1939 à 1945 et n’ayant, de ce fait, participé ni aux conflits de la Résistance et de la Collaboration, ni à la ruée sur les pouvoirs vacants à la Libération, il apparaissait alors tout à fait anachronique. Le seul gagne-pain qu’il avait pu trouver accentuait sa désuétude. Il tenait un étal de bouquiniste en bord de Seine, quai de la Tournelle, non loin de ce qui s’appelait encore la Halle aux Vins.
    Le voir ainsi, accoté au parapet, près de ses boîtes à livres, sa haute taille un peu cassée, l’air toujours ironique, ne me surprenait pas outre mesure. J’avais commencé par être son client, un client qui ignorait à quel singulier bouquiniste il s’adressait, un client qui passait plus de temps à feuilleter les livres sous l’auvent des couvercles de zinc qu’à les acheter. Les boîtes de celui qui allait devenir pour moi plus qu’un ami, un père spirituel dont l’influence me marquerait à jamais, ne ressemblaient pas aux autres. Elles ne contenaient ni publications érotiques sous cellophane, ni romans policiers, n’étaient pas encombrées de pseudo-gravures anciennes, ni d’enveloppes de collections de timbres, mais débordaient d’une abondance de brochures, de revues et même de journaux jaunis qui constituaient une extraordinaire collection pour l’amateur d’histoire syndicale, politique et sociale de la première moitié du siècle. Les livres de ce singulier libraire, eux aussi fort rares, certains même dédicacés, n’en coûtaient pas plus cher pour cela, car les amateurs d’autographes ne recherchaient pas encore les signatures de Gide, de Malraux, d’Alain, de Giono. Mais moi, elles me fascinaient et c’est sans doute ces longs moments passés à rêver sur d’aussi illustres paraphes, et plus encore ma propension à acquérir des brochures politiques invendables, qui attirèrent l’attention du bouquiniste sur son jeune habitué. Me voyant compter mes sous, il me faisait des prix. Un jour il me dit, de cette voix gouailleuse, parigote, un tantinet bourrue, que je retrouverai inchangée dans son extrême vieillesse :
    — Tu m’en bouches un coin, mon gars, à ton âge, de t’intéresser à toute cette drouille. Je te regarde, comme ça, depuis des mois, et tu ne fléchis pas. Qu’est-ce qui peut bien t’attirer là-dedans ? Vraiment, tu m’intrigues ! D’où viens-tu ? Qu’attends-tu de la vie ?
    Je bafouillai je ne sais quoi. Il m’en demandait trop.
    Il haussa les épaules, parut agacé et me dit d’un ton peu aimable :
    — Ce que je t’en dis, c’est pour ton bien. Tu ne devrais pas t’attarder à toutes ces vieilleries. Ça ne te mènera nulle part. Si je les ai ressorties, c’est qu’elles font l’affaire de quelques copains qui veulent bien se souvenir de moi.
    Puis, se
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