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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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pondu un gosse. Il s’appelle Paul, en souvenir de Delesalle. Il va avoir neuf ans.
    — Je ne les ai pas vus à l’hôpital.
    — Non, Isabelle ne vient pas. Peut-être amènera-t-elle le petit Paul un de ces jours. Quoique, tu le sais, pour Fred ses enfants aient toujours été le cadet de ses soucis. Ses femmes aussi, peut-être ?
    — Sauf Flora.
    — C’est vrai. Sauf Flora.
     
    Je parle du temps où Fred Barthélemy se mourait lentement à l’hôpital. Heureusement, auparavant, nous pûmes nous revoir plus intimement, plus calmement, dans son étroit logement du Kremlin-Bicêtre. Je ne me serais jamais douté que le peu d’années où nous nous connûmes, à mes débuts dans la vie parisienne, eussent autant compté pour lui, qu’il en conserverait un souvenir aussi vif. Disons-le, je m’aperçus avec surprise combien il m’aimait. Et moi, le retrouvant, je sentais avec étonnement un flot de tendresse qui me submergeait. Cet homme était bien mon père spirituel. Je le savais, mais je n’eus jamais osé supposer que lui me considérait comme un fils. Mieux, en analysant les circonstances de sa vie, pour la biographie que j’entreprenais, des analogies me sautèrent aux yeux. Mes relations ambiguës avec Flora ressemblaient fort à celles de Fred et de la Kollontaï. Quant à mon ingratitude envers celui qui m’ouvrit la voie, elle se rapprochait de la légèreté dont Fred usa trop souvent envers le bon Delesalle. Peut-être Fred Barthélemy remarquait-il, lui aussi, ces similitudes. Toujours est-il qu’il me témoignait une affection sans retenue. Dès que je frappais à la porte de son logement, à l’heure dite de notre rendez-vous, il arrivait précipitamment. Il m’attendait. Depuis le matin peut-être car, sur la table de la salle à manger, les coupures de presse, les lettres, les brochures, étaient posées en bon ordre, prêtes à être consultées. Nous procédions par tranches. Tranches d’Histoire et tranches de vie. Les deux se chevauchant.
    Fred Barthélemy en revenait toujours à sa grande erreur, l’erreur d’un nombre impressionnant d’anarchistes en 1917, qui soutinrent la Révolution bolchevique ; pire, qui renoncèrent à leur philosophie fondamentale et contribuèrent à instaurer, provisoirement le croyaient-ils, une soi-disant dictature du prolétariat qui n’était en réalité que la dictature d’un parti.
    Il me reçut, une fois, dans une grande agitation. Il avait déniché la copie d’une lettre d’Errico Malatesta à Luigi Fabbri, datée du 30 juillet 1919. Le leader anarchiste italien analysait avec une grande lucidité la situation :
    « En réalité, écrivait-il, il s’agit de la dictature d’un parti, ou plutôt des chefs d’un parti ; c’est une véritable dictature avec ses décrets, ses sanctions pénales, avec ses agents d’exécution et surtout avec sa force armée qui sert aujourd’hui pour défendre la Révolution contre ses ennemis extérieurs, mais qui servira demain pour imposer aux travailleurs la volonté des dictateurs… pour défendre une nouvelle classe privilégiée contre les masses… Le général Bonaparte, lui aussi, a servi à défendre la Révolution française contre la réaction européenne, mais en la défendant il l’a étranglée… c’est la dictature de Robespierre qui prépara la voie à Napoléon. »
    — Hein, tu vois ça ! s’écria Fred. Seulement, parle de Malatesta, aujourd’hui, on te répondra qu’il s’agit d’un condottiere de la Renaissance italienne dont on peut voir le portrait au musée du Louvre. Notre culture, à nous, nos personnages historiques, n’existent plus.
    — Tu exagères.
    Fred Barthélemy s’assit sur une chaise de cuisine qu’il transportait partout dans le logement. Je ne sais pourquoi, il ne pouvait se passer de cette chaise cannée, banale, peu confortable. Il aimait s’y installer à l’envers, les bras posés sur le dossier, le menton sur ses mains.
    — J’exagère. J’exagère. Bon, admettons. La vérité c’est qu’on en vient à se persuader que le monde se désagrège, que tout fout le camp. Alors qu’en réalité, c’est nous qui nous désagrégeons avec l’âge, c’est nous qui foutons le camp. Ce n’est pas le monde qui meurt, comme je voudrais le croire, mais moi, moi tout seul, mon monde à moi.
    Que répondre ? Je n’osais plus toucher aux dossiers.
    — Va, continue, me dit Fred. Puisque tu as décidé de faire le saint-bernard.
    Un
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