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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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biais, d’un air narquois.
    Lorsque je travaillais sur ses dossiers, prenais des notes, il m’observait comme un professeur qui surveille la pratique d’un élève. Parfois il se levait, m’apportait une liasse de papiers blancs. Il lui arrivait de s’agacer de ma méticulosité et de la lenteur de mes recherches. Il grommelait :
    — Tu ne vas pas occuper ma table pendant cent sept ans ! Où veux-tu que je mange, moi ? C’est plus un logement, ici ; ça devient un bureau, une étude de notaire, les archives nationales.
    Je le laissais râler. Ce qu’il mangeait ne nécessitait guère de place. Et, depuis longtemps, il avait transformé lui-même son appartement en un fouillis de livres et de documents dans lequel je le forçais à mettre un peu d’ordre. Il lui arrivait de revenir sur une question posée la veille et restée sans réponse. En fait, et c’est bien normal, il n’aimait pas qu’on l’interroge. Il ne répondait que selon son bon plaisir.
    Par exemple, il avait négligé mon interrogation sur ces mystérieuses visiteuses et sur Isabelle. Comme je m’apprêtais à m’en aller, le même jour, il me parla des femmes, mais d’autres femmes. Il tergiversait souvent ainsi. Une question posée, qui le gênait, le conduisait à réfléchir sur le même sujet et à deviser d’autre chose.
    — Le rôle des femmes, dans la propagation du marxisme, on le passe sous silence. Ça aussi, ça fait partie de la censure des historiens. Que Sandoz et moi ayons vécu avec des militantes bolcheviques en U.R.S.S., je le trouvais naturel. Jusqu’à ce que, au moment du Front populaire, je me demande si nous n’avions pas été manipulés par nos compagnes, si elles n’étaient pas placées dans nos lits pour nous surveiller, pour nous aider à bien penser. Mais ça n’a intéressé personne. Quand même, la proportion de femmes communistes envoyées de Russie pour séduire les intellectuels français éminents, me paraît trop grande pour être fortuite. Maria Pavlovna près de Romain Rolland, Nadia près de Léger, Lydia près de Matisse, Elsa près d’Aragon, ça fait beaucoup de sous-marins féminins russes dans les eaux françaises…
    Je n’y avais jamais pensé. Après tout, il s’agissait peut-être de coïncidences ou de modes. Les romantiques épousaient bien des Anglaises, les surréalistes des Américaines, pourquoi pas une mode dans la lingerie slave ? Néanmoins, les intuitions de Fred Barthélemy méritaient toujours d’être méditées.
    — Elsa près d’Aragon ? Serait-ce cette cavalière Elsa que tu évoques parfois ? Pourquoi cavalière ?
    — Une coïncidence. Troublante, comme toutes les coïncidences. Tu n’as pas lu La Cavalière Elsa, le roman de Mac Orlan ?
    — Non.
    — Il date de l’époque où je turbinais à Moscou, dans les premiers temps du Komintern. Un roman à la fois délirant et prémonitoire. Quelle gonzesse, cette Elsa Grünberg, « Juive allemande, slave par humeur et cavalière par nécessité »… la conquérante de l’Ouest, à la tête de l’armée rouge. Pas si voyantes, nos cavalières Elsa, mais plus subtiles, plus habiles, plus déterminantes…
    La cavalière Elsa m’éloignait de ma propre enquête. Alors, de toutes ces Espagnoles de Barcelone, de toutes celles qu’il fréquentait du temps où il était bouquiniste, de ces soi-disant voisines actuelles, je ne saurai rien. Nous ne saurons rien. N’est-ce pas mieux ainsi ? Elles eussent risqué de ternir l’image de la seule, finalement, qui m’importe, de la seule qui compta vraiment pour lui et qu’il n’évoquait plus jamais.
    J’essayais de remplir cette partie blanche qui demeure dans la vie de Flora, entre le départ de Fred pour la guerre et le moment où il la retrouva en compagnie de Baskine. Flora, que je revis, bien sûr, dans son superbe appartement, se contenta de me redire : « C’est à toi de deviner. » Quant à Germinal, pensionnaire très tôt, il ne se souvenait de rien, sinon des dimanches où il aimait enfouir sa tête dans les dentelles et les fourrures de cette si jolie femme aux enivrantes odeurs d’alcôve.
    Une autre fois, que Fred m’observait en train de classer mes notes, de réfléchir, de tracer des plans sur une grande feuille de papier, il me dit (ou plutôt, il se dit, car la plupart du temps c’est à lui-même qu’il parlait, ou à la cantonade) :
    — Curieux que tu sois devenu un intellectuel. Un des rares qui se réclament
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