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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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de notre philosophie. Jadis, l’anarchie était soutenue par des hommes de lettres, des peintres, des savants. Aujourd’hui, les artistes, les écrivains, s’éloignent de nous. Les intellectuels célèbres fuient notre compagnie. Ils sont trop sollicités par les États qui se proclament leaders d’une idéologie. L’anarchisme n’est pas payant. Regarde les deux théoriciens italiens, l’anarchiste Berneri et le marxiste Gramsci. Berneri, persécuté, finalement assassiné à Barcelone, qui connaît ses écrits ? Alors que ceux de Gramsci sont constamment cités. Tu devrais abandonner. Tu perds ton temps avec moi. Tu vas te faire mal voir. Inspire-toi plutôt de Barbusse. Quel exemple de réussite sociale et même de réussite historique ! C’est fou le nombre de rues qui portent son nom. Je bute dessus à tout bout de champ dans mon carnet d’adresses. Crois-tu que l’auteur d’un seul livre lisible, Le Feu, que personne n’ouvre plus, mérite une telle gloire ?
    — C’est drôle de t’entendre prononcer ce mot : la gloire ! Dans ta bouche, on a l’impression d’une cochonnerie.
    — C’est vrai. J’en arrive à dire n’importe quoi. C’est ta faute, aussi. Tu sculptes mon buste. Ne t’étonne pas si j’en viens à prendre la pose.
     
    Pendant que je travaillais chez lui, agacé à la longue par son inoccupation, il prenait un bout de carton, un dos d’enveloppe usagée, et écrivait rapidement une sentence, une pensée, une réflexion, qu’il m’apportait en affectant la solennité. Ce n’était jamais banal. C’était même souvent surprenant. Je lisais :
    « Le peuple s’en fout de la liberté. Ce qu’il veut c’est l’égalité. C’est la norme. C’est le standard. Tous pauvres, tous moches, tous ringards. »
    Ou bien :
    « C’était le bon temps. On leur donnait une alouette et ils vous prêtaient leur cheval. Souvent, ils vous rendaient même l’alouette, sous forme de pâté. »
    Ou encore :
    « Je suis un loup végétarien vivant parmi des moutons aux dents bien aiguisées. »
    Il m’observait pendant que je décryptais ses billets. Si je ne réagissais pas immédiatement, il s’assombrissait :
    — C’est pas bon, hein ! J’ai perdu la main. Peut-être même l’esprit.
    Il criait, d’une voix aigre, bouffon :
    — Esprit es-tu là ? Esprit es-tu là ?
    Puis me regardait, consterné :
    — L’esprit ne répond plus.
    Souvent, il s’inquiétait :
    — Les autres vieux radotent. Est-ce que je radote ? Je me demande souvent si je ressemble au vieux Delesalle ou, pire, au vieux Sorel.
    — Georges Sorel ? Percevais-tu la chance que tu avais de le rencontrer ? Lorsque Lénine te parla de lui, connaissais-tu ses œuvres ?
    — Non. Je l’ai étudié seulement en Russie et, même là, je comprenais mal l’attention que Lénine lui portait. Quoique, l’admiration de Lénine pour Sorel, faut pas exagérer. Il se servait de Sorel comme « idiot utile », mais ses idées l’irritaient autant que celles de Proudhon agaçaient Marx. Les Illusions du progrès  ! Comment Lénine pouvait-il accepter que le progrès soit une illusion ? Non, je n’avais lu ni Sorel, ni Péguy. Sans doute parce que tous les deux sont venus nous prendre par la main, Flora et moi, comme deux grands-pères trop bien intentionnés. Trop de bonté agace les enfants. Non, je n’avais lu ni Sorel, ni Péguy. Maintenant, si je ne me retenais, je ne lirais plus qu’eux. Sorel comprit avant tout le monde que le socialisme ne se justifiait que s’il apportait à l’humanité plus de morale, que s’il poussait le social vers le sublime. Pour lui, si le socialisme ne se transcendait pas en une métaphysique des mœurs, il ne valait pas la peine d’être vécu. C’est aussi ce que pensait Péguy. Je les ai manqués, ces deux-là. Si j’avais écouté leurs leçons, je ne me serais pas égaré comme agent du Komintern. Bien qu’il y eût du sublime dans la démarche de Lénine et de Trotski ! J’ai repensé une seule fois à Péguy, pendant mon séjour en Russie. J’assistais aux cérémonies données en l’honneur du dixième anniversaire de la mort de Tolstoï et, soudain, j’ai revu cette unique photo, épinglée dans le bureau des Cahiers de la Quinzaine, qui m’avait tant intrigué. Deux bonshommes bizarrement vêtus. À mon air interrogateur, Péguy répondit : « Tu liras plus tard leurs œuvres. Le plus vieux, le barbu, s’appelle Tolstoï.
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