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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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rien, que l’on s’occupait de lui et qu’il n’avalait que de la bouillie, n’ayant plus de dents. Il préférait me parler de la masse des documents recueillis, qu’il classait soigneusement dans de grandes enveloppes confectionnées avec de vieux journaux. Un jour, je cassai le morceau :
    — Que vas-tu faire de tout ce dépôt ? Ce n’est pas seulement le tien, mais celui de tes camarades. Restitue tout cela à ceux qui viendront après nous. Il faut qu’ils sachent que l’histoire enseignée dans les écoles, à l’université, n’est pas toute l’histoire de notre temps. Tu devrais écrire ta vie.
    — Des fariboles ! Ça n’intéresserait personne. Je ne suis pas une vedette de cinéma. Je ne suis rien, rien du tout. Tu le sais bien, je n’existe plus. Et tous ces documents, que je range soigneusement, parce qu’il faut bien se désengourdir les doigts, et le cerveau, tous ces documents parlent de gens que personne ne connaît plus. L’histoire a été accaparée par des acteurs qui sont des imposteurs et elle est écrite par d’autres imposteurs. On n’y peut rien.
    — Écoute-moi, je connais beaucoup de choses de ta vie. Je n’ai rien oublié de ce que tu m’as jadis raconté, de ce que m’ont dit Delesalle, Monatte, Lecoin. J’ai amassé beaucoup de copie, moi aussi. Si tu veux, rédigeons le livre ensemble. Mais c’est toi qui le signeras.
    — Ah ça non, jamais de la vie ! Toutes les autobiographies sont fausses. On est toujours trop complaisant avec soi-même.
    — Alors laisse-moi écrire ta biographie. Je t’interrogerai. Tu m’aideras.
    — Un biographe, maintenant, il ne me manquait plus que ça. Si j’avais su que je risquais d’hériter d’un biographe, j’aurais renoncé à avoir une vie.
    — Mais tu as une vie. Et quelle vie !
    — Fiche-moi la paix, avec tes conneries.
     
    Peu à peu, une très grande intimité revint entre nous. Notre familiarité se fortifia par la présence, parfois, de ses enfants. Tous approuvaient mon projet et l’aîné, Germinal, s’offrit de mettre à ma disposition ses souvenirs sur la guerre civile espagnole. Mon idée prenait corps. Mariette et Louis, les deux enfants de sa première femme, me poussaient eux aussi à ne pas abandonner. Que dis-je, « sa première femme » ? Et Flora, alors, l’unique, l’inoubliable ! Et Galina, la Russe ! Sa première femme légale, disons, si l’on peut parler de légalité pour quelqu’un qui se targua toujours d’illégalisme. Allons, si je commence déjà à m’embrouiller avec ses femmes et ses enfants, qu’en sera-t-il lorsque j’aborderai les événements ? Oui, les événements. Tant d’événements et tant de femmes et quelques enfants ! Ne pas perdre tout ça. Ne rien perdre. Les livres meurent aussi, mais ils durent plus longtemps que les hommes. On se les passe de main en main. Comme la flamme des jeux Olympiques portée de relais en relais par les coureurs. Mon ami, mon père, mon grand aîné, tu n’as pas glissé entièrement dans le néant puisque ce livre de ta vie existe. Bien que personne ne saura qu’il s’agit de toi puisque tu n’as accepté de m’aider à rédiger cette biographie qu’à la seule condition que ton vrai nom n’apparaisse nulle part. Tu voulais bien m’aider à sauver une mémoire, mais pas un nom. La mémoire, disais-tu, appartient au peuple, le nom n’est qu’un simulacre. Le nom n’est qu’un titre de propriété dérisoire. Maintenant que tes cendres sont enfermées dans le columbarium du Père-Lachaise, non loin de celles de quelques-uns de tes plus proches amis, je peux donc publier la biographie de celui que j’appelle Fred Barthélemy.

1. La petite fille dans la charrette aux poissons (1899-1917)
     
    « Mais moi je suis un pauvre bougre ! Pour nous autres, c’est malheur dans ce monde et dans l’autre, et sûr, quand nous arriverons au ciel, c’est nous qui devrons faire marcher le tonnerre. »
     
    Georg B ÜCHNER ,
    Woyzeck.

 
     
    Tous les matins, le froid réveillait l’enfant à l’aube. Bien avant que ne s’éteignent les réverbères, dans la pâle lumière grise, il s’ébrouait en quittant l’encoignure où il avait dormi, toujours au même endroit, dans une ruelle qui longeait l’église Saint-Eustache. Il s’étirait comme un chat, se secouait les puces, et comme un chat partait à la recherche de quelque nourriture, au pif, à l’odeur. Les Halles se réveillant en même temps que
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