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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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lui, il ne tardait pas à découvrir quelque chose de chaud. Les marchandes de volailles n’ouvraient pas leurs étals avant d’avoir discuté autour d’un bol de bouillon. L’enfant recevait sa part. Puis il s’éloignait en sautillant, jouant à cloche-pied entre les baladeuses chargées d’un amas de victuailles. Tous les vendredis, il remontait la rue des Petits-Carreaux, allant à la rencontre des charrettes de poissonniers qui arrivaient de Dieppe. Il aimait cette odeur d’algues et d’écailles qui déferlait vers le centre de Paris. La mer, cette mer qu’il n’avait jamais vue et qu’il imaginait comme une inondation terrible, se frayait un chemin à travers la campagne et descendait des hauteurs de Montmartre. On entendait les charrettes de très loin, dans un grondement de tonnerre. Les roues cerclées de métal faisaient sur les pavés un vacarme du diable. Auquel s’ajoutait le cliquetis des fers des chevaux. Engourdis dans les voitures par leur long voyage, les poissonniers sommeillaient, enveloppés dans leurs lourdes houppelandes, tenant machinalement les guides. Les chevaux connaissaient leur chemin. Lorsque les premiers attelages arrivaient sous les pavillons de fer, il se produisait alors un embouteillage et le crissement des freins remontait en un grincement aigu jusqu’au faubourg Poissonnière. Les charretiers se réveillaient brusquement, s’invectivaient, se dressaient sur leur siège. Il fallait attendre que les premiers déchargent leurs marchandises. Les chevaux piaffaient, tapaient du pied. La plupart des hommes descendaient de voiture et allaient boire un petit verre de goutte dans les bistrots qui ouvraient leurs volets.
    Ce vendredi-là, à l’arrière d’une des charrettes se tenait assise une petite fille. Ses jambes et ses pieds nus se balançaient et le garçon ne remarquait plus que cette peau blanche. Il s’approcha. La petite fille, la tête penchée, le visage caché par ses cheveux blonds embroussaillés qui lui retombaient sur les yeux, ne le voyait pas. Lui, de toute manière, ne regardait que ces jambes dodues, qui se balançaient. Lorsqu’il fut tout près, il entendit que la petite fille chantonnait une comptine. Il avança la main, toucha l’un des mollets.
    — Bas les pattes ! A-t-on idée !
    Alors il aperçut son visage, une figure chiffonnée, avec des yeux bleus. Il savait que la mer était bleue. La petite fille venait de la mer. Elle sentait d’ailleurs très fort le poisson, ou bien cela venait de la charrette. Pour en avoir le cœur net il mit le nez sur l’une des jambes blanches.
    Elle se débattit.
    — Veux-tu pas renifler comme ça. D’abord, d’où sors-tu ?
    Il montra le bas de la rue, d’un air vague.
    — On est arrivés, dit la petite fille. C’est pas trop tôt.
    Elle sauta de la charrette. Le garçon était beaucoup plus grand qu’elle.
    — Moi j’ai douze ans, dit-il, et toi ?
    — Onze.
    — Tu es bien petite.
    — C’est toi qui es grand. Quel échalas ! On dirait un hareng saur.
    La file de véhicules s’immobilisait. Hommes et femmes de la marée, tous étaient descendus dans les bistrots où on les entendait discuter bruyamment. La petite fille s’assura que personne ne restait dans sa carriole, revint vers le garçon qui demeurait planté là, à la regarder, lui prit la main et l’entraîna, en courant très vite.
    — J’en ai marre de ces péquenots, dit-elle lorsqu’ils s’arrêtèrent près de la rue de Richelieu. On va faire la vie tous les deux. Tu t’appelles comment ?
    — Fred.
    — Moi, c’est Flora. Tu crèches chez tes père et mère ?
    — Non. Je me débrouille dans la rue. Mes vieux sont morts et enterrés.
    — T’as de la chance. Les miens vont me courir après, si t’es pas assez malin pour me cacher. Me font trimer comme une bête. J’en ai ma claque. Fais gaffe, ils sont méchants. Si jamais ils voient que tu m’as enlevée, qu’est-ce que tu vas dérouiller !
    — Mais je ne t’ai pas enlevée !
    — Si, tu m’as reniflé les jambes.
    — C’était pour voir si tu sentais le poisson.
    — Ça commence comme ça, et après on fait la vie.
    Ils bifurquèrent dans les jardins du Palais-Royal.
    Flora s’émerveilla devant les jets d’eau des bassins.
    — La mer, c’est comment ? demanda Fred.
    — Dégueulasse. Ça bouge tout le temps. C’est de l’eau pleine de sel et d’un tas de saloperies. C’est froid, c’est méchant, ça coule les bateaux
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