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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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reconnaître. Or, sorti des Halles, Fred se sentait perdu. Il avait l’impression que, depuis l’aube, il avait parcouru des lieux fantastiques, mais il ne lui serait jamais venu à l’idée qu’il puisse ne pas retrouver pour la nuit sa ruelle de Saint-Eustache. Il lui paraissait de même impensable d’abandonner Flora. Ce dilemme les conduisit à contourner le centre de la ville jusqu’aux faubourgs populaires de l’Est, où ils furent tout étonnés d’arriver soudain dans une sorte de campagne. Des petites maisons entourées de jardins, des hangars, des ateliers d’artisans. La nuit les surprit dans cet environnement qui leur sembla hostile. Ils avaient faim. Fred n’osait se l’avouer, mais il appréhendait de s’être perdu.
    — Alors, les amoureux, on musarde ?
    Fred et Flora s’apprêtaient à fuir en entendant cette voix qui sortait de l’ombre. Mais lorsqu’ils discernèrent la silhouette de la personne qui les interpellait, ils se rassurèrent. Il s’agissait d’une toute jeune femme, qui pouvait avoir seize ans, vêtue d’un sarrau noir d’écolière. Ses cheveux courts, séparés par une raie en deux bandeaux, son col marin bien blanc qui éclairait la blouse, sa frimousse espiègle, inspirèrent aussitôt confiance aux deux enfants.
    — Je ne vous ai jamais vus dans le quartier. Où donc restez-vous ?
    Et comme les deux enfants ne savaient que répondre, elle eut un geste, pour s’excuser :
    — Vous direz que je suis bien curieuse et que ça ne me regarde pas. Vous aurez bien raison. Je disais ça comme ça, pour parler. Histoire de vous dire bonjour, quoi ! Allez, bonne nuit.
    — Ne partez pas, dit Fred. Je crois bien qu’on s’est égarés. C’est la campagne, ici, ou quoi ?
    — C’est Belleville. Une pas très belle ville. Une pas très belle campagne. Belleville, c’est nulle part. C’est pourquoi on y est bien. Mais, je suis bête, peut-être avez-vous faim ?
    — Oui, dit Flora.
    — Alors, venez.
    La jeune femme ouvrit un portail de fer, les fit passer dans le jardinet et ils montèrent, par un escalier de bois, dans un petit logement où un homme, debout devant une table, lisait attentivement de grandes feuilles de papier journal. Lui aussi paraissait très jeune, vingt ans tout au plus. Il était vêtu d’une curieuse blouse en flanelle blanche, bordée de soie mauve. Ses yeux noirs examinèrent les deux enfants.
    — C’est Victor, dit la jeune femme. Moi je m’appelle Rirette.
    — Moi je suis Fred, elle c’est Flora.
    — Eh bien, Fred, eh bien, Flora, vous aurez un peu de pain et de fromage. Victor et moi nous ne vous interrogerons sur rien. Si vous ne savez pas où dormir, il y a une cabane au fond du jardin. Si notre tête ne vous revient pas, le portail ne ferme jamais à clef.
     
    La destinée des êtres tient à peu de chose. Ou plutôt, il se produit parfois un enchaînement de circonstances qui vous amène à votre heure de vérité. Ainsi des jambes blanches de Flora, balancées au bord de la charrette, de la fascination qu’elles exercèrent sur Fred, de la fugue de la petite fille qui s’ensuivit, de leur impossibilité de retourner aux Halles et de la rencontre impromptue qu’ils firent à Belleville de Rirette Maîtrejean et de Victor Kibaltchich. À partir de là commencent vraiment les aventures d’Alfred Barthélemy.
     
    Fred et Flora ne restèrent évidemment pas sagement dans la cabane du fond du jardin à attendre que leur destin s’accomplisse. Ils redescendaient chaque jour vers le cœur de la ville, s’amusant à des riens, chapardant juste le nécessaire aux étalages, s’ingéniant à faire des farces aux bourgeois, tirant la langue aux sergents de ville. Fred regrettait les Halles, mais il ne regrettait pas de les avoir échangées contre Flora.
    Lorsque passaient quelques jours, sans qu’ils revoient Rirette et Victor, ceux-ci leur manquaient ; et ils revenaient dans le petit logement de Belleville avec une sorte de gourmandise. L’amour que se témoignaient ces deux êtres jeunes les fascinait. Il avait comme une odeur de tendre sensualité, quelque chose qui ressemblait au sentiment que Fred et Flora se portaient, mais plus mûr, plus chaud, plus épanoui. Avant de rencontrer ce couple, Fred et Flora ignoraient que puisse exister le bonheur.
    Beaucoup d’hommes rendaient visite à Victor et Rirette, le plus souvent le soir, voire la nuit. Certains inquiétaient les enfants avec leur allure de
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