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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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buvez pas, elle vous empoisonnera.
    Valet haussa les épaules.
    — Tiens, regarde la petite. Elle s’en moque bien, elle, de la science et du syndicalisme.
    Flora, à califourchon sur le gros chien du libraire, qui s’appelait évidemment Bouquin, traversait le magasin en riant aux éclats, renversant sur son passage les piles de livres poussiéreux. Fred la regarda avec un tel air de réprobation, qu’elle s’exclama, boudeuse :
    — Eh bien quoi, Bouquin et moi, on ne sait pas lire, n’empêche qu’on s’amuse à mener une vie de chien.
     
    Rirette et Victor habitaient au 24 de la rue Fessart. Fred et Flora passèrent beaucoup de temps à explorer le quartier. Le plus proche d’abord, c’est-à-dire la place des Fêtes, avec son kiosque à musique. En suivant la rue Fessart dans l’autre sens, ils aboutissaient à un endroit merveilleux, le parc des Buttes-Chaumont. Ils y entraient en courant, comme s’ils avaient peur qu’on leur en interdise l’accès, s’arrêtant essoufflés sur les passerelles qui enjambent des gouffres. Ils s’émerveillaient des cascades, de la grande rivière, du petit temple à colonnes tout en haut d’un rocher, des grottes, des tunnels. C’est aux Buttes-Chaumont que Fred découvrit la nature, les saules, les pins, les ruisseaux et son idée de la campagne en restera faussée pour toute la vie. Lorsqu’il rencontrera plus tard la vraie campagne, c’est elle qui lui paraîtra aberrante et hostile.
    Les grandes pelouses à flanc de coteau se prêtaient aux galipettes. Mais dès qu’ils apercevaient, de l’autre côté du parc, le grand toit d’ardoise de la mairie du XIX e , ils redevenaient sages et faisaient, face au bâtiment, une sortie solennelle. Puis ils détalaient vers la rue de Crimée, et arrivaient à leur autre grand pôle d’attraction, le bassin de la Villette, bordé d’entrepôts. Parfois, ils s’aventuraient jusque sur les rives du canal de l’Ourcq, s’attardant à observer les pêcheurs à la ligne sommeillant sur leur pliant. Les chalands, les bistrots de mariniers et de dockers, la rotonde, les monticules de charbon, tout cela les fascinait. Fred retrouvait sur les quais une ambiance qui lui rappelait un peu les Halles.
     
    De plus en plus souvent. Valet restait la nuit rue Fessart et dormait dans la cabane du fond du jardin, avec Fred et Flora. Ce jeune homme très doux, timide, se plaisait dans la compagnie des deux enfants. Comme l’hiver apportait pluie et froid, Rirette se procura des chaussures pour Flora. Valet, qui pourtant n’aimait guère cette petite fille trop remuante, toute son affection allant à Fred, lui offrit des vêtements chauds. Fred préférait Valet à Victor, ce dernier l’effarouchant avec ses airs précieux que l’on pouvait croire quelque peu méprisants. D’ailleurs, dans les réunions nocturnes, Kibaltchich restait toujours en retrait, comme si la compagnie des trois hommes qui l’aidaient à confectionner le journal lui pesait. On eût dit, parfois, qu’il se méfiait d’eux. En tout cas, dans les discussions animées, dont les propos échappaient à Fred, il se révélait rarement d’accord avec ses compagnons. Le ton montait, jusqu’aux menaces. Mais Rirette savait, avec sa bonne humeur, son sourire, apaiser les conflits.
    Fred et Flora s’étonnaient de ce que toute la bande fût si différente des adultes qu’ils avaient précédemment connus. Tous les hommes et les femmes qu’ils avaient côtoyés, affamés de viande, buvaient des litres de vin rouge. Or, les compagnons de Rirette et de Victor, comme ceux-ci, ne buvaient pas de vin, ne mangeaient pas de viande, ne fumaient pas de cigarettes. Ils se nourrissaient presque exclusivement de légumes, n’utilisaient ni sel, ni poivre, ni vinaigre ; se désaltéraient d’eau claire. Seul Victor montrait des goûts de luxe, qui lui valaient les railleries de ses amis, parce qu’il ne pouvait s’empêcher de consommer du thé.
    Une vieille complicité liait Victor et Raymond-la-Science. Dès l’adolescence, ils s’étaient rencontrés à Bruxelles où l’étudiant Kibaltchich, issu d’une famille d’universitaires russes exilés, avait été fasciné par ce petit prolo, fils d’un cordonnier socialiste. De son vrai nom Raymond Callemin, son avidité de connaissances lui donna rapidement dans les milieux révolutionnaires le sobriquet de Raymond-la-Science. À la passion intellectuelle, Raymond mêlait une violence, qui avait à un tel
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