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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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conspirateur. Fred remarqua une chose étrange. Rirette et Victor se vouvoyaient lorsqu’ils étaient seuls et se tutoyaient en présence de leurs hôtes. Le tutoiement général ne surprenait pas Fred, c’est ce vouvoiement intime qui l’intriguait.
    Tous ces visiteurs étaient très jeunes, même si certains, comme ce Raymond-la-Science, qui avait un visage poupin et rose, ressemblait à un bourgeois avec son chapeau melon, son lorgnon et son pardessus à martingale. Malgré sa petite taille, Raymond-la-Science faisait un peu peur aux enfants. Mais comme il ne leur adressait jamais la parole, ils finirent par s’habituer aux arrivées inopinées du binoclard, comme ils le surnommaient entre eux, en pouffant de rire. Par contre, ils aimaient beaucoup un rouquin aux yeux verts, très doux, timide, qui leur récitait ce qu’il appelait des poésies. Il les savait par cœur. Il disait :
     
    Bonjour, c’est moi… moi, ta m’man
    J’ suis là, d’vant toi au cèmetière…
    Louis ?
    Mon petit… m’entends-tu seulement ?
    T’entends-t’y ta pauv’ moman d’ mère ?
    Ta Viell’ comm’ tu disais dans l’ temps.
     
    En écoutant ça, Flora ne crânait plus. Elle se mettait à chialer, comme une môme qu’elle était. Fred la regardait alors, perplexe, ne la reconnaissant pas dans cet abandon, elle toujours si maligne et qui montrait une propension à le mener par le bout du nez. Mais le rouquin aux yeux verts continuait sa complainte qui racontait l’histoire d’une pauvre vieille, venant chercher au cimetière la tombe de son fils condamné à mort et guillotiné.
     
    C’est pas vrai, est-c’ pas ? C’est pas vrai
    Tout c’ qu’on a dit d’ toi au procès ;
    Su’ les jornaux, c’ qu’y avait d’écrit
    Ça c’était bien sûr qu’ des ment’ries…
     
    Et à présent qu’ te v’là ici
    Comme un chien crevé, eune ordure,
    Comme un fumier, eun’ pourriture,
    Avec la crèm’ des criminels
     
    Qui c’est qui malgré tout vient t’ voir ?
    Qui qui t’esscuse et qui t’ pardonne ?
    Qui c’est qu’en est la pus punie   ?
    C’est ta vieill’, tu sais, ta fidèle,
    Ta pauv’ vieill’ loque de vieill’, vois-tu !
     
    Fred ne pleurait pas. Il ne pleurait jamais. Mais il se sentait tout remué.
    — Comment tu fais pour imaginer des choses comme ça ? demandait Fred. On dirait que c’est vrai.
    — C’est pas moi, Fredy, c’est un poète. Jehan Rictus, retiens bien ce nom. Je connais toutes ses poésies par cœur. Il faut que tu apprennes des poésies, toi aussi. Tu ne vas pas continuer à vivre comme un sauvage. Regarde notre copain Raymond, il sait tout. C’est pourquoi il s’appelle Raymond-la-Science. Quand on sait tout, on peut tout. Pour Raymond, rien d’impossible. As-tu appris à lire, au moins ?
    — Oui.
    — Victor t’a-t-il fait lire notre journal ?
    — Quel journal ?
    — Comment, il ne t’a pas dit qu’on publiait un journal ? Tu ne l’as pas vu corriger de grandes feuilles de papier ?
    — Ah, les journaux, moi je m’en balance.
    — Nous aussi. Les journaux mentent. Pas le nôtre. Il s’intitule L’Anarchie. C’est Rirette et Victor qui s’occupent des articles. Moi je suis le typo et, dans la cave, Octave tourne la presse à bras qui imprime.
    Octave Garnier ? Oui, Fred le connaissait. Le plus costaud parmi les visiteurs nocturnes, le plus sinistre aussi. Pas étonnant qu’on l’ait planqué dans la cave.
    — Et Raymond-la-Science, lui, qu’est-ce qu’il fait, dans tout ça ? demanda Fred.
    — Raymond ! C’est le caissier. Il se débrouille pour trouver de l’argent. Parce que, tu sais, il en faut de l’argent. L’argent, ça ne manque pas. Savoir le récupérer sans se faire piquer, ça c’est de la science !
    — J’aime pas La Science, dit Fred, c’est un bourgeois et il ne nous cause pas.
    Le rouquin aux yeux verts gloussa de rire :
    — Raymond, un bourgeois ! S’il t’entendait ! C’est vrai qu’il ressemble à un bourgeois. Mais faut ça pour donner confiance à ceux qui détiennent le pognon.
     
    Le lendemain, le rouquin qui s’appelait Valet (Valet sans prénom) conduisit Fred et Flora au centre de Paris, dans le quartier de l’Odéon. Valet pensait emmener Fred seul, mais celui-ci refusa de se séparer de Flora. Valet s’en agaça :
    — Mais enfin, tu la reverras ce soir, ta copine. Je ne sais pas comment tu t’en accommodes, elle ne sent pas bon. Elle va empester la boutique
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