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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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point inquiété les socialistes belges que ceux-ci finirent par lui interdire l’entrée de la Maison du Peuple de Bruxelles. Devenu vagabond, sur les routes de Suisse et de France, Callemin-la-Science, tour à tour maçon, bûcheron, retrouva Kibaltchich à Paris et devint le caissier de L’Anarchie. Caissier d’une probité exemplaire. Non seulement il ne prenait jamais un sou dans la caisse, mais il s’arrangeait toujours pour combler les déficits. C’est justement sur l’origine de cet argent frais que les discussions avec Victor viraient à l’aigre.
    Fred, qui était souvent retourné dans la librairie de la rue Monsieur-le-Prince, avait depuis longtemps terminé dans l’enthousiasme sa lecture des Misérables, suivie aussitôt par celle des Mystères de Paris, puis de Germinal. Il commençait à comprendre un peu ce que disaient ces hommes exaltés qui se jetaient des théories à la figure, comme des coups de poing.
    D’un ton un peu cassant, Victor affirmait que Kropotkine lui-même prononçait son mea-culpa, reconnaissant la stérilité de la « propagande par le fait » et de la « reprise individuelle ».
    — Il faut abandonner les bombes et faire des syndicats une école pratique d’anarchisme. Monatte et Delesalle ne préconisent pas autre chose.
    Raymond-la-Science, de sa voix grandiloquente, qui lui permettait de toujours forcer l’attention dans les réunions, répliquait que Kropotkine, comme tous les vioques, n’avait plus de dents pour mordre ; que la société capitaliste était moribonde et que tout ce qui pouvait hâter sa fin devait être employé.
    — Illégalisme, terrorisme, révolte totale. Pas de milieu. Nous sommes les hommes du browning et de la dynamite, s’écriait Raymond Callemin. Nous utiliserons tous les progrès de la science (Ah ! la science, il n’avait que ce mot à la bouche !) : l’auto, le téléphone, tout ce qui est rapide, qui ne laisse pas de trace.
    — Enfin, s’énervait Victor, réfléchis un peu…
    — À trop réfléchir, on ne tente jamais rien, répliquait Raymond. Vive l’impulsion !
    À quoi Octave Garnier, sorti de sa cave et de sa presse à bras, ajoutait :
    — Vive les en-dehors, les misérables, les analphabètes ! Kropotkine a prôné dans Le Révolté la révolution de la canaille et des va-nu-pieds. Nous voilà ! Méfie-toi, Victor, tu n’es qu’un intellectuel bourgeois, un révolutionnaire sentimental. Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous. Méfie-toi !
     
    Dans le courant du mois de décembre, Callemin, Garnier et Valet disparurent tout à coup de la rue Fessart. Victor et Rirette parurent soulagés. Pour Fred, la cabane du fond du jardin, sans Valet, devenait bien triste. De plus, Flora boudait. Ses yeux bleus, en s’assombrissant, prenaient une curieuse couleur glauque. Recroquevillée dans un coin de la cabane, engoncée dans ses lainages pour se protéger du froid, elle ressemblait à une chatte effarouchée, prête à s’élancer pour griffer et mordre. Fred lisait, à la lueur d’une bougie. Il entendit Flora grogner.
    — Tu n’es pas malade ? Tu as un drôle d’air.
    — C’est toi qui es malade, Fredy. Tu ne m’aimes plus.
    Fred lâcha le livre, se précipita près de la fillette :
    — Tu rigoles ou quoi ?
    — Non, pleurnicha Flora, tu préférais ce rouquin. Tu ne le lâchais pas d’une semelle. Et maintenant qu’il n’est plus là, tu passes ton temps à lire. Je n’existe plus.
    — Tu devrais apprendre l’alphabet, Flora. Tu verrais comme c’est épatant. On découvre tant de choses, de gens, de monde. Depuis que Valet nous a emmenés chez ce bonhomme de la rue Monsieur-le-Prince, il me semble que j’ai grandi de dix ans. C’est comme un rideau qui s’ouvre sur tout ce que j’ignorais. Je vais t’apprendre à lire, Flora. Tu verras. C’est simple comme bonjour. Nous lirons ensemble.
    — Non, ça ne m’intéresse pas. Si j’avais su, je ne serais pas descendue de la charrette.
    — Ne dis pas ça.
    Il rampa vers Flora, comme un animal qui s’approche lentement d’une proie.
    — Le gros chat sent quelque chose de bon… Qu’est-ce que c’est ? Ah oui, une odeur de poisson. Mais où, cette odeur de poisson ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Ce n’est pas une chatte ? C’est un ours en peluche.
    Fred tira sur les gros bas de laine. Les jambes blanches de Flora réapparurent et le garçon les sentit comme le premier jour, les lécha, les
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