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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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rose. »
    Fred en resta baba :
    — Raymond-la-Science tout craché.
    — Maintenant, regarde cette couverture du Petit Journal.
    Sur toute la page s’étalait le tableau de l’attaque d’une banque. On voyait les chaises bousculées, les employés tirés à bout portant par des agresseurs enjambant le comptoir. Une fois de plus, Octave Garnier avait été bien repéré avec sa casquette à oreillettes, tout comme Raymond Callemin avec son melon et son binocle. Et là, emplissant un sac de louis d’or…
    Fred mit le doigt sur l’image :
    — Valet ?
    — Peut-être, dit Rirette. Mais si tu les reconnais si bien, tu penses que les poulets les auront identifiés. Il ne leur reste plus qu’à mettre la main dessus. Pas facile ! Ils savent que la guillotine est au bout de leur aventure. Ils défendront chèrement leur peau.
    — Delesalle ne voulait pas que j’entende. Mais j’ai bien retenu le nom : « bande à Bonnot ». C’est eux ?
    — Un jour, Raymond nous a présenté un petit homme trapu avec une moustache rousse, qui s’appelait Jules Bonnot. Mécanicien, voleur de voitures, chauffeur casse-cou, il se disait anarchiste, mais il n’est qu’un coquin auquel l’anarchie sert de prétexte. Victor et moi nous ne cessions de mettre en garde Callemin et Garnier contre ce frimeur. Mais ils l’ont suivi. Tu vois la suite…
    — Si Victor n’était pas d’accord avec eux, pourquoi les poulets l’ont-ils bouclé ?
    — Pour qu’il dénonce la bande. Mais Victor et moi on n’est pas des casseroles. On ne dira rien. Même si on n’est pas d’accord. On n’est pas d’accord avec Bonnot, mais on n’est pas d’accord non plus avec Lépine. Souviens-toi de ça, mon petit, les voyous et les poulets sont les uns et les autres des flingueurs. Faut pas se mêler à eux. Jamais.
     
    La rue Fessart sentait trop la poulaille pour que Fred et Flora puissent rester longtemps en sûreté dans leur refuge. Ils émigrèrent donc de nouveau sur la rive gauche. Fred proposa à Delesalle de lui servir de grouillot, en échange seulement de la soupe de Léona.
    — Mais ta frangine, qu’en as-tu fait ? Et où crécheras-tu ?
    — C’est mes oignons, dit Fred. Vous occupez pas.
    Il avait repéré, dans un square du boulevard Saint-Germain, une cabane de chantier, abandonnée. Elle remplacerait celle de la rue Fessart. Les grilles du square, peu hautes, pouvaient facilement s’enjamber la nuit. Fred et Flora l’adoptèrent pour logis. Flora trouva à faire la plonge dans un restaurant, ce qui lui valait d’être nourrie. Pourvus, tous les deux, du vivre et du couvert, le printemps 1912 commençait sous d’heureux auspices.
    Tous les matins, Fred accompagnait Delesalle qui partait à la recherche de livres rares. Il fouinait le long des quais, fouillant dans les boîtes des bouquinistes, en extrayait des éditions originales encore peu recherchées : les Histoires naturelles de Jules Renard, illustrées par Lautrec ; une première édition de Sagesse de Verlaine.
    — Il faudra que tu lises Verlaine, disait-il à Fred. C’est notre grand poète. J’ai beaucoup erré avec lui dans les ruelles du quartier Latin, dans ma jeunesse. Puisque je ne buvais pas, il comptait sur moi pour le ramener à son domicile quand il était ivre à ne pas tenir debout.
    — Valet m’a appris des poésies de Rictus… La Jasante de la vieille… c’est aussi beau, Verlaine ?
    — Rictus, Coûté, oui, c’est bien. Verlaine, c’est mieux.
    À chaque fois que Delesalle trouvait un livre qu’il aimait particulièrement, il voulait absolument que Fred le lise. Une grande complicité s’établit bientôt entre l’homme mûr et l’enfant. Intelligent, vif d’esprit, d’une mémoire phénoménale, Fred repérait les brochures qui viendraient enrichir le fonds de la librairie. Tous les noms des révolutionnaires, des militants syndicalistes, se gravèrent rapidement dans son cerveau. Aucun de ces auteurs ne lui échappait, ni chez les bouquinistes, ni dans le fatras de l’hôtel Drouot. Delesalle s’amusait de son enthousiasme. Comme de sa boulimie de lectures.
    En réalité, Fred passait plus de temps à lire, assis en tailleur dans un recoin de la librairie, qu’à aider celui qui ne fut jamais son patron, mais bien plutôt son initiateur et, comme on disait dans le beau monde, son mentor.
    Il se plaisait aussi à baguenauder dans le quartier. La rue Monsieur-le-Prince monte, raide, de l’Odéon au
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