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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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mordilla.
    — Tu me chatouilles.
    — Tu sens toujours le poisson. À moins que ce soit la mer.
    Flora prit la tête de Fred dans ses petites mains.
    — Jure-moi que tu m’aimeras toujours.
    — Je le jure. Sur la tête de Valet, si ça peut te rassurer.
    — Tu crois qu’on s’aimera autant que Rirette et Victor, quand on sera grands ?
    — Autant, oui. Plus, on ne pourrait pas.
     
    Un soir de février 1912, comme ils revenaient de l’une de leurs errances le long du canal de la Villette, où ils avaient admiré les patineurs, ils trouvèrent Rirette seule et bouleversée.
    — Ah, mes petits, ils ont emmené Victor. Je m’y attendais.
    — Qui ça, demanda Fred, Raymond-la-Science ?
    — Non, les agents. Raymond et Octave ont fait des bêtises et comme la police sait qu’ils ont vécu ici, on est dans de beaux draps. Manque de chance, ils ont trouvé deux revolvers dans les tiroirs du buffet. Il n’y avait rien contre Victor, sauf ça.
    — Et Valet ?
    — Valet, je ne sais pas. J’espère qu’ils ne l’ont pas entraîné. Lui, qui est si gentil, qui ne ferait pas de mal à une mouche. L’ennui, les enfants, c’est que vous ne pouvez plus rester ici. Le quartier est plein de poulets. On surveille tous mes déplacements. On me file. S’ils vous repèrent, ils trouveront ça bizarre. Ils sont capables de vous cadenasser dans une maison de correction, un orphelinat, à l’Assistance publique. Puisque vous connaissez Paul, demandez-lui secours de ma part. Il ne vous laissera pas tomber.
    — Quel Paul ?
    — Paul Delesalle, le libraire de la rue Monsieur-le-Prince.
    — Ah non, dit Flora, Fred va passer son temps à lire toute la boutique !
    Rirette embrassa rapidement Flora et Fred, les poussa vers la porte.
    — Allez-y, les enfants, partez sans vous sauver. Tranquillement. Comme si vous reveniez de l’école. Bonne chance.
     
    Curieux libraire que Paul Delesalle. Ajusteur-mécanicien de haute qualification, il avait construit le premier appareil de cinéma pour les frères Lumière. Au même moment, la police le classait parmi « les cent et quelques militants que compte le parti anarchiste en France ». Praticien de la « propagande par le fait », c’est-à-dire du terrorisme, sous l’influence de Bakounine, il fut toute sa vie suspecté d’avoir jeté la bombe au restaurant Foyot dont la seule victime fut malencontreusement le poète anarchiste Laurent Tailhade. Mais après le congrès de Londres de la II e Internationale, qui marqua la scission entre marxistes et anarchistes, Delesalle, en disciple de Kropotkine, renia le terrorisme au profit de l’anarcho-syndicalisme. Permanent pendant une dizaine d’années, sa passion des livres l’amena, en 1908, à ouvrir au 16 de la rue Monsieur-le-Prince une singulière librairie consacrée principalement aux publications révolutionnaires et syndicales. C’est là qu’Alfred Barthélemy allait faire ses humanités.
    Personnage sec, noiraud, un peu malingre, bourru, Paul Delesalle n’avait rien pour plaire à deux enfants fugueurs. Déjà quadragénaire, il donnait l’impression, à Fred et Flora, d’être un vieux bonhomme. Mais sa compagne, Léona, sut les apprivoiser. Il n’était pas question néanmoins qu’ils puissent loger rue Monsieur-le-Prince. Le local ne se composait que de deux pièces, réunies par un couloir obscur. La librairie absorbait la première pièce sur la rue et la seconde, qui servait de chambre à coucher et de réserve, n’avait d’autre aération que le couloir dans lequel on se faufilait entre des murailles de publications, constituant de véritables archives de la vie ouvrière et syndicale, et que Delesalle achetait au prix du vieux papier à l’hôtel des ventes. Dans un recoin, une cuisine avait été installée, sommaire. Comme tous les libertaires, les Delesalle mangeaient peu, ne buvaient que de l’eau et attachaient plus d’importance à emplir leur tête que leur ventre.
    Impossible d’accueillir Fred et Flora dans ce capharnaüm. Le chien Bouquin tenait déjà la place de l’enfant que les Delesalle n’avaient pas eu. Qui pourrait bien s’occuper d’eux ? Parmi les familiers de la boutique, le poète Charles Péguy, père de famille, serait d’un bon conseil. Delesalle et Péguy, liés d’amitié au moment de l’affaire Dreyfus où ils se retrouvaient dans les bagarres contre les antisémites, n’avaient ensuite cessé de se voir et se tutoyaient. Plusieurs fois
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