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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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que je veux te faire connaître.
    — C’est pas vrai, dit Fred, vexé. Elle ne pue pas, elle sent le poisson.
    — Le poisson ?
    — Ben oui, elle est venue à Paris dans une charrette de poissons. Ça lui colle à la peau, cette odeur. C’est aussi l’odeur de la mer, non ?
    — Bon, comme tu voudras. Seulement si tu commences, aussi jeune, à t’attacher au cotillon des filles, tu n’as pas fini d’en baver, mon pauvre Fredy. Enfin, ça te regarde.
    Valet, arrivé rue Monsieur-le-Prince, poussa les deux enfants dans un petit magasin encombré d’une multitude de livres. Il y en avait partout. Les murs, recouverts de rayonnages, regorgeaient de volumes brochés et reliés. Sur le sol, ils s’amoncelaient en piles. On devait se frayer un passage au risque de faire écrouler tous ces édifices d’imprimés. Fred et Flora n’avaient jamais vu autant de livres. Il s’en accumulait bien un grand nombre dans le logement de Rirette et de Victor, mais ils étaient soigneusement rangés dans des casiers. Ce débordement de papier rappela à Fred les inondations de l’année précédente.
    Dans ce désastre, émergeait néanmoins un homme sec, aux cheveux, à la barbiche et à la moustache d’un beau noir. Il ressemblait à un ouvrier de l’industrie et sa présence dans cette librairie paraissait incongrue.
    — Je t’amène Fred et Flora, dit Valet. Ils ont été recueillis par Rirette et Kibaltchich.
    — À quoi ça sert, tous ces bouquins ? demanda Flora d’un air dégoûté.
    — Regardez, les enfants, dit Valet. À droite, vous avez les romans et la poésie. À gauche, le social, la politique. D’un côté le rêve, de l’autre côté l’action. Quand vous posséderez les deux, vous pourrez conquérir le monde.
    — Allons, Valet, ne t’emballe pas, dit le libraire. Les choses sont plus complexes. Les romans, c’est aussi de l’action sociale et la politique, c’est aussi du rêve. Quant à conquérir le monde, qu’en ferais-tu ? C’est la conquête de soi-même, qui importe.
    — Tu n’as pas toujours causé comme ça, Paul. Tu te ranges des voitures parce que tu deviens vieux. Mais dans le temps tu as été aussi illégaliste que nous. Souviens-toi de Ravachol et de la bombe de Vaillant à la Chambre des députés…
    — Vaillant a été manœuvré par les flics. On l’a guillotiné, mais le vrai coupable c’était le préfet de police. Ne me parle jamais de Vaillant. Vous aussi, vous finirez par tomber dans les provocations policières. Ce qui compte aujourd’hui, ce ne sont plus les bombes, ce n’est plus la fausse monnaie, ce n’est plus la reprise individuelle, l’avenir est au syndicalisme et c’est par le syndicalisme que nous ferons la révolution, lorsque nous aurons su à la fois imprégner le syndicalisme d’anarchisme et l’anarchisme de syndicalisme. La régénération de l’un et l’autre tient dans ça. Seulement dans ça.
    La discussion entre Valet et le libraire dura longtemps. Ils avaient baissé la voix et Fred ne les entendait plus que dans un murmure. De toute manière, il était trop absorbé par ce qu’il venait de découvrir pour prêter attention à leurs propos. Il avait ouvert un livre intitulé Les Misérables et ce livre le pénétrait complètement. Il en oubliait la boutique, Valet, Belleville et même Flora. Il lisait, péniblement, mais avec une telle concentration, que les personnages du roman l’emplissaient. Il se sentait soulevé de terre, dans une sorte d’état de lévitation, de douce hébétude. Jamais il n’avait ressenti pareille impression. Il fallut que Valet le secoue, voulant repartir, le secoue comme pour le réveiller. Fred tenait le livre des deux mains et l’appuyait, ouvert, contre sa poitrine.
    Valet regarda sur la couverture. S’adressant au libraire, avec une vive satisfaction :
    — Regarde, Paul, le petit a bien su choisir. Il lit le père Hugo.
    — Si ce bouquin lui plaît, qu’il l’emporte.
    — Non, dit Valet. J’avais mon idée en l’amenant. Puisqu’il mord à l’hameçon, j’aimerais bien que ce soit toi qui le pêches, ce beau gardon. Réserve-lui Les Misérables, marque la page et il reviendra ici chercher la suite. Peut-être qu’il finira par lire toute la boutique et qu’il deviendra aussi savant que Raymond.
    — Raymond n’avait pas la tête assez solide. La science la lui a tournée. C’est un puits de science, Raymond, mais au fond du puits l’eau est polluée. N’en
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