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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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télévision. Mais le journal télévisé passa à autre chose, un défilé de mode chez Cardin, je crois.
    Cette fois, c’en était trop. Nous n’allions pas pouvoir continuer à jouer pendant longtemps une partie de cache-cache, étant donné son âge et le mien. Je n’eus pas trop de mal à retrouver sa trace par la voie des écologistes. Il habitait seul dans un petit logement d’H.L.M. du Kremlin-Bicêtre. Finir sa vie au Kremlin, comme son vieil ennemi Staline, quel programme ! Mais le Kremlin de Staline n’était autre que le palais des tsars, alors que celui de mon cher vieillard appartenait à la banlieue ouvrière.
    J’appréhendais beaucoup ces retrouvailles. Allait-il me ficher dehors, m’assommer de réprimandes ? En fait, si je n’étais pas revenu plus tôt vers lui c’est parce que je redoutais cet affrontement. Se souvenait-il même de moi ?
    L’immeuble était tout à fait délabré : boîtes aux lettres fracturées encombrées d’un amas de prospectus, graffitis sur les murs poussiéreux des couloirs, escalier obscur faute de lampes électriques brisées ou dérobées. Puisqu’il était octogénaire et que l’immeuble ne possédait pas d’ascenseur, on lui avait évidemment attribué le logement le plus haut, au quatrième étage. Lorsque je frappai à la porte, mon cœur battait très vite, non pas tant par le fait d’avoir gravi cet escalier hâtivement, que par appréhension. On ne revient pas sans risque sur les terres de sa jeunesse. La porte s’ouvrit. Moins grand qu’autrefois, il me dominait quand même d’une tête. Sa maigreur s’était par contre très accentuée et l’absence de dents (et de dentier) lui déformait tout le bas du visage. Il me regarda avec une évidente surprise, me reconnut et me serra dans ses bras. Geste si inattendu que je l’embrassai. Jamais, jadis, nous ne nous laissions aller à de telles effusions qui nous eussent paru grotesques. D’ailleurs mon vieil ami se reprit très vite, m’entraînant vers une pièce si encombrée de livres que l’on s’y frayait difficilement un passage :
    — Alors, te voilà ! C’est pour me dire au revoir ? Au revoir et merci. Tu arrives à point, je m’apprêtais à m’en aller.
    — Où vas-tu ?
    — Où je vais ? Mais dans le néant, mon vieux, où veux-tu que j’aille ? Voilà trente ans que l’on m’y pousse et je me cramponne comme un con au bord de la tombe. J’ai peur de glisser. S’ils ne me poussaient pas, sans doute que je me serais jeté au trou moi-même, depuis longtemps, avec soulagement ; mais comme ils me poussent, tu me connais, je résiste. Histoire de les emmerder.
    Le tu et le vous. Lorsque j’avais vingt ans, il me tutoyait et je le vouvoyais. On ne tutoyait pas les vieux, lorsque l’on était jeune, en ce temps-là. Mais entre un sexagénaire et un octogénaire, employer une différence de conjugaison eût été ridicule. J’adoptai d’emblée le tutoiement et cela lui parut naturel. Les jeunes écolos le tutoyaient certainement.
    — Eh bien, dis-je, tu n’as pas liquidé tous tes livres dans les boîtes des quais. Ça croule de papier imprimé, ici.
    — Je ne sais pas où les foutre. Un jour, le plancher va craquer. Non, c’est vrai, il n’y a pas de plancher. Seulement une dalle de béton. Du solide. Heureusement. Figure-toi que tous mes copains clamsent les uns après les autres et qu’ils me lèguent leur bibliothèque. Comme si j’étais la mémoire du monde. Enfin, de notre petit monde.
     
    « Comme si j’étais la mémoire du monde ! » Cette phrase me donna d’emblée l’idée de ce livre. Mon vieil ami retrouvé gardait en lui une mémoire qui allait se perdre. Non seulement sa propre mémoire, mais celle de ses compagnons de lutte, celle de toute une histoire marginale, parfois secrète. En racontant sa vie, c’est presque un siècle de pensées et d’actions maudites que l’on pouvait tirer à tout jamais de l’oubli. Je n’osai lui parler de ce projet lors de notre première rencontre, mais plus j’y pensais, plus ce livre me paraissait indispensable.
    Chaque semaine, je retournai au Kremlin-Bicêtre. Mon vieil ami m’attendait. Il conservait, dans son extrême vieillesse, son côté bourru, goguenard, mais il ne cachait plus une tendresse que, jadis, cette rudesse masquait. Je m’inquiétais de ses ressources, de ce qu’il mangeait, mais il repoussait ces considérations terre à terre, m’assurant qu’il ne manquait de
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