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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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(C’était
du reste une façon de ne pas partir pour le front.) Fleischmann ouvrit la
portière devant Sam. Il y avait déjà quelqu’un dans la voiture.
    – Comment, Fleischmann, vous ne venez pas ?
    – Non, je vous rejoindrai. Le camarade vous conduira.
    La portière claque, il s’éloigne, si pressé qu’il n’a pas
pris congé. L’auto roule sur la neige avec des bruits de ferraille et d’étranges
pétarades de moteur.
    – Quelles essences employez-vous donc ? demande
Sam à son voisin, pour rompre la glace.
    – Celles qu’il y a, grommelle l’autre.
    Sam ne voit de lui qu’un grand profil régulier de carnation
claire. Sans doute un Letton. Les feuilles de mica brouillent les rues, toutes
semblables sous la neige avec des devantures closes et des glaces de magasins
fendues par les balles de cassures étoilées. Le froid pénètre à travers les
toiles. La machine bondit, s’essouffle et tangue dans les ornières de neige
durcie. Sam, gagné par le froid, voudrait secouer cette grisaille. Il jette
négligemment mais avec une secrète anxiété à son compagnon :
    – Où allons-nous ?
    – Nous arrivons.
    Par la portière entrouverte le Letton passe un coupe-file. Une
baïonnette triangulaire frôle le mica. La Ford vire dans une courette exiguë où
il n’y a qu’un camion démoli couvert de neige.
    – Au fond, à droite, dit le Letton.
    Sam va, cet homme derrière lui, étrangement troublé. Une
machine à écrire crépite quelque part. Les corridors étroits, coupés à angles
droits, sont déserts, mal éclairés par de faibles lampes électriques. Ils
forment un labyrinthe ; on descend des escaliers pour en remonter d’autres.
Une femme aux cheveux coupés ras sur la nuque passe très vite portant des
dossiers bleus. Enfin s’ouvre une assez vaste antichambre pauvrement éclairée
par une ampoule couverte de chiures de mouches suspendue sans abat-jour à un
grand lustre. Des buvards usagés, semés de ces dessins machinaux que les gens
préoccupés alignent sur le papier avec une puérile attention, traînent sur les
tables. Sam s’affale sur un divan de cuir vert, dont les appuis sont supportés
par des naïades en chêne sculpté. Les ressorts rompus grincent, le cuir est
fendillé. En face une porte à double battant.
    – Eh bien ? demande enfin Sam indécis au Letton
qui, assis de travers sur une chaise cannelée en bois doré, a tiré de sa poche
une croûte de pain noir et se dispose à souper.
    – Attendez, dit le Letton à voix basse.
    Sam se lève brusquement.
    – Enfin, qu’est-ce que c’est ? Suis-je arrêté ?
    – Plus bas, dit le Letton. Je n’en sais rien.
    Sam retombe sur son divan. La grisaille, le silence, la
présence de cet homme dont il n’entend que la mastication régulière, le
délabrement de cet ancien salon ruiné, le pénètrent lentement d’une mauvaise
angoisse.
    Un des battants de la porte du fond s’ouvre enfin et l’on
appelle :
    – Potapenko.
    Sam entre ainsi qu’un automate mû par un ressort. Une
crainte énorme est en lui, malaise indistinct dans la poitrine, le ventre, les
os, étroitesse ressentie du crâne. Il aperçoit au travers d’une sorte de
vitrage brouillé trois visages austères tournés vers lui : une vieille
femme sèche aux cheveux cendrés ramenés en arrière, un homme sans âge à tête de
bouledogue, qui semble lutter avec effort contre le sommeil, un grand diable
ébouriffé juché sur l’appui de la fenêtre, dans un nuage de fumée. C’est le
seul en uniforme, bardé de courroies : un gros insigne rouge et or s’écrase
sur la poche droite de sa vareuse. Le bouledogue fatigué, ayant happé de l’air
plein ses joues tombantes, interroge :
    – Combien touchiez-vous par mois, pour vos services, Le
Matois ?
    Potapenko, sentant le triple regard fixé sur lui, ne bronche
pas, malgré le frisson qui le traverse des reins à la gorge. Derrière ces
hommes, sur une console en acajou, une pendule Empire, dorée, marque l’heure :
11 h. 20. Amour et Psyché… Au-dessus un portrait de Lénine. Potapenko
respire profondément.
    – Je ne comprends pas.
    – Nous n’avons pas de temps à perdre, reprend le
bouledogue sans s’émouvoir, et ses paupières se ferment à demi, malgré lui (vingt
heures qu’il n’a pas dormi). Le conseiller d’ambassade Droujine vous envoyait
de Washington 80 roubles par mois. Le 27 juin 1913, le capitaine de gendarmerie
Kügel, en mission, portait vos
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