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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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déménager d’un immeuble où le bois de chauffage était épuisé dans un
autre où il y en avait encore ; ses bureaux occupaient de riches
appartements visités, eût-on cru, la veille par une tornade. La sous-section
des logements s’était d’autant mieux perdue en cours de déménagement que son
chef, parti pour le front selon une version, avec la dernière levée dite des
Cinq Cents, arrêté selon une autre en rentrant de la campagne avec un sac de
farine, malgré l’interdiction du transport individuel des vivres, avait disparu
depuis plusieurs jours. Le soir tombait, nous étions recrus de fatigue, quand
une dactylo, qui fumait, installée devant sa machine dans un délicieux boudoir
rose, entre des rouleaux de tapis portant les scellés de la Commission
extraordinaire et des fusils appuyés contre un trumeau Empire, dissipa nos
dernières espérances.
    – C’est toujours ainsi avec eux, dit-elle.
    Elle tapa lentement, d’un doigt inexpérimenté, sur le revers
de bordereaux de livraison de la firme V. I. Kozmine-Kataev et fils, commerce
de grains en gros, ces mots : « Ordre de logements » et, d’une
voix méchante :
    – Voilà. Je tape des ordres et il n’y a pas de
logements. Toute la ville est vide et pillée et il n’y a pas de logements !
Croyez-vous que ça va encore durer longtemps ?
    Nous avions déjà visité une demi-douzaine d’institutions, franchi
des kilomètres dans la neige, l’estomac creux, par des rues silencieuses où les
passants rares traînaient le pas, portant qui des sacs, qui leur maigre repas
dans de petites casseroles grasses. Déjà, en quelques heures, nous avions
appris davantage sur la révolution qu’en bien des méditations. Et elle nous
était apparue sous des aspects très différents de ceux que lui prêtait notre
imagination formée par les légendes et l’histoire, voisine de la légende. Nous
avions pensé à des places transformées en forums tumultueux, aux clubs
passionnés d’un 92, au foisonnement des petits journaux criant chacun sa
solution, sa dénonciation, son système, sa chimère : aux grandes journées
des Soviets pareils à des Conventions. Nous découvrions dans le langage, dans
les devises partout affichées, dans les deux seuls journaux publiés, chez les
hommes, l’immense uniformité d’une pensée unique, impérieuse, presque
despotique, mais suprême, terriblement vraie, faite chair et sang à toute heure
par des actes. Nous ne trouvions pas des foules passionnées allant sous des drapeaux
neufs à des luttes chaque jour recommencées dans une confusion tragique et
féconde, mais une sorte de vaste administration, une armée, une machine où s’intégraient
à froid les énergies les plus brûlantes et les intelligences les plus claires
et qui faisait inexorablement sa tâche. Et cette tâche c’était de tendre sans
cesse, sans cesse, pour l’exploit banal, souvent invisible, de vivre et de
persévérer un jour après l’autre, des forces qui, chaque jour, paraissaient
être les dernières ; c’était aussi de soulever au-dessus de lui-même un
pays las, sur le point de retomber à l’inertie ; c’était enfin de résister
et de vaincre partout, à chaque instant, contre toute précision d’une raison
visiblement périmée.
    Nous avions aperçu cette vaste ville non point morte mais
farouchement repliée sur elle-même, dans le froid terrible, le silence, la
haine, la volonté de vivre, la volonté de vaincre, cette ville coupée de larges
perspectives rectilignes au bout desquelles on voyait luire l’éclair mat, figé,
des flèches d’or qui faisaient penser à d’élégantes épées… Nous commencions à
connaître les visages de ses rues blanches, vides, bordées de vitrines fermées
ou dévastées.
    Le silence des demeures, le vide des rues droites ne nous
accablaient plus. Nous savions qu’il y avait dans toutes ces maisons glaciales,
au fond des âmes, des buissons ardents de colère, de fureur, de perfidie ;
que la sape était partout creusée sous nos pas ; que l’on attendait, pour
d’inexpiables vengeances longuement mûries dans des cervelles, débilitées par
la sous-alimentation et la terreur, l’émeute de la faim ou le coup de boutoir
des Finnois, implacables tueurs de loups qui nous massacreraient comme des
loups ; que les faubourgs ouvriers se vidaient peu à peu de leurs forces
vives pour l’Armée, le ravitaillement, l’État ; que la lie montait et
débordait à l’entour
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