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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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Le chauffeur
disparut dans une maison voisine, à la recherche d’un téléphone, par où
demander du renfort au garage central appelé, pour souligner son importance, Service
d’Auto-Combat. Le grand sceau rouge nous ouvrit, après quelques instants d’attente,
des portes de chêne gardées par un vieil huissier en livrée qui, attaché depuis
vingt-sept ans à ce coin de l’univers, c’est-à-dire à ce coin de corridor en
haut d’un escalier de marbre, y desservait déjà, plein d’un mépris navré, la
septième institution révolutionnaire en quatorze mois. Il y avait là, par un
hasard qui nous parut tenir du merveilleux, des bureaux irréprochablement tenus,
fonctionnant sans bruit sous la direction d’une femme aux cheveux grisonnants
coupés presque ras. Ses yeux d’un bleu froid fixèrent sur nous un regard vif (déjà,
pensé-je, l’habitude de juger, déjà la nécessité, entre nous qui nous traitons
de « camarades », d’une grande défiance, déjà l’arrière-pensée que
nous mentons peut-être…).
    – D’où venez-vous ? Qui êtes-vous ? Que
voulez-vous ?
    Puis son visage changea, comme une eau s’éclaire quand les
nuages sont passés et révèle les vastes cercles brillants se poursuivant à sa
surface.
    – Diable, où loger vos familles ? Quatre, dites-vous ?
Voulez-vous les chambres des grandes duchesses au Palais d’Hiver ? Vous n’arriveriez
pas à les chauffer. Vous n’auriez d’ailleurs à brûler que le mobilier ; ce
serait dommage, bien qu’il soit du dernier mauvais goût… Je crois encore avoir
l’appartement d’un conseiller d’Empire…
    Les Lévine s’y installèrent deux heures plus tard. C’était
au premier étage d’une haute maison grise, une enfilade de douze pièces
abandonnées au froid, aux ténèbres, à l’étrange désolation des lieux où la vie
s’est brusquement arrêtée. Le grand salon semblait avoir été bouleversé par une
rixe. Le piano à queue, recouvert d’une couche de poussière, avait été poussé
au milieu. La naïade sortant du bain, attribuée à Brullov, qui avait souri
pendant vingt ans à plusieurs générations de dames, pendait de guingois… Une
casserole pleine de moisissures était posée sur l’appui de marbre de la fenêtre.
On voyait pêle-mêle dans les tiroirs ouverts d’un petit secrétaire en acajou
des photographies d’enfants et de lycéens, des coquillages du Lido, des cartes
postales datées de Wiesbaden, une foule de ces riens poussiéreux auxquels s’accroche
le souvenir : faveurs, rubans, sachets, colifichets, calendriers, bijoux
démodés. Et des fragments de lettres : « … rencontré maman sur la
promenade des Anglais… » Dans le cabinet de travail du conseiller d’Empire
Benedict Illarionovitch Stavski, la grande muraille du fond, derrière le
fauteuil du maître à dossier droit portant un monogramme sculpté, était
entièrement occupée par une bibliothèque vitrée où s’alignaient, reliés de
carton vert, les volumes massifs du Recueil des lois de l’Empire. On se
représentait très bien le maître de céans, debout derrière cette table, tel que
le montrait une photographie qui avait servi dans la pièce voisine à ramasser
les balayures, le front étroit, l’œil sévère, portant monocle, le menton large,
mou et lourd, grand bourgeois égoïste et intelligent, pareil à un sénateur
romain ; et une fillette se précipitait en battant des mains dans cet
austère cabinet : « Papa, petit papa, c’est la révolution ! Si
tu savais comme tout le monde est heureux dans les rues ! J’ai vu des
soldats avec des rubans rouges, que c’est joli ! »
    J’arrivai là en pleine nuit. Les ténèbres régnaient sur
la ville. Pas une lumière. C’était une nécropole ensevelie sous la neige ;
mais parfois l’on discernait dans quelque fenêtre la lueur incertaine d’une
veilleuse : des gens veillaient là. Je butai sur une place, devant l’Opéra,
à une carcasse de cheval gisant au pied d’un monument indistinct, entre deux
tas de neige durcie. De loin en loin, un coup de feu se répercutait longuement
dans le silence aussi profond que les ténèbres. Quelque marin gardant un dépôt
de bois, tirait tout à coup, sans savoir pourquoi, sur des ombres ou sur l’ombre
ennemie. Il n’y avait pas d’étoiles. Le néant semblait s’étendre sur la ville, et
doucement, irrésistiblement, dans un vertige glacial, l’attirer à lui : les
pierres noires et la
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