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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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des foules, qui
débordait notre groupe étroit et se perdait au loin dans la vaste station vide.
Il parla tout soudain sans nous regarder, les yeux cerclés de petites lunettes
d’argent, le menton noir, la bouche énorme. Nous découvrions pendant qu’il
parlait les musiciens immobiles, une douzaine de faces jaunies, de nez osseux, de
barbes pareilles à des herbes roussies, de visages ravinés par une grande
fatigue. Ils portaient de vieux uniformes dépareillés, tous pareillement gris, et
des coiffures variées, gros bonnets de fourrure blancs, bonnets d’astrakan, casquettes
plates de l’ancienne armée. Le trombone arborait de magnifiques gants verts. D’autres
avaient les mains rouges, engourdies par le froid. Quelques-uns portaient de
vieux gants troués, de cuir ou de tissu. Ils étaient de tous âges, entre
dix-huit ans et soixante. Un vieil homme qui avait dû être gros, maintenant
flasque, les joues pendantes, nous regardait bêtement près d’un gamin étique, soufflant
dans ses doigts. Ils n’exprimaient, par leurs expressions indifférentes, leurs
maigreurs, le disparate de leur accoutrement, hautes bottes, molletières d’uniforme
belge, pantalons civils tombant sur des caoutchoucs éculés, – par leurs épaules
voûtées, par leurs attitudes nonchalantes et lasses, que misère et fatigue. Ils
glaçaient. L’idée ne pouvait venir à personne d’aller vers eux la main tendue
en disant : Frères ! tant ils appartenaient entièrement à un
monde où les mots, les sentiments, les grandeurs morales dépouillaient à l’instant
leur prestige au contact de réalités primordiales. On n’aurait pu leur parler
que d’un feu auprès duquel se réchauffer, de semelles à réparer, de lainages
pour tenir chaud le ventre creux, de soupe brûlante pour le remplir. Je
regardais intensément ces hommes silencieux, debout dans une si grande détresse.
Je les remerciais de m’enseigner déjà la vraie fraternité qui n’est ni dans les
sentiments ni dans les mots, mais dans la peine et le pain partagés. Si je n’avais
pas de pain à partager avec eux, je devais me taire et prendre place à leurs
côtés : et nous irions quelque part nous battre ou crever ensemble, et
nous serions ainsi frères sans le dire et peut-être même sans nous aimer. Nous
aimer, à quoi bon ? Il faut vivre. À ce moment me parvinrent les paroles
de l’Agitateur. Il répétait sans cesse le même geste d’enfoncer un clou à coups
de marteau, dans du bois dur. Il donnait à la révolution toutes les capitales
du monde, Berlin, Stockholm, Londres, Paris, Rome, Calcutta. Il cria : Liebknecht !
Et :
    – … Nous avons pris Reval ! Nous avons pris Riga !
Nous avons pris Oufa ! Nous avons pris Minsk ! Nous prenons Vilna [33]  ! Nous
vaincrons la famine, le typhus, les poux, l’impérialisme ! Nous ne nous
arrêterons ni sur la Vistule ni sur le Rhin ! Vive…
    Il s’arrêta court et sombra dans le groupe ranimé par l’explosion
des cuivres. L’Agitateur, sans se retourner sur nous, traversait à grands pas
des salles désertes. Il fallait qu’il fût à cinq heures à l’usine Baltique, devant
rapporter sur la situation internationale à la conférence ouvrière où les
menchéviks manigançaient quelque chose. Et nous n’avions rien à lui apprendre. Il
souffrait d’un catarrhe à l’estomac, ses bottes prenaient l’eau.
    Quel est cet autre ?
    Mais c’est Fleischmann ! bien sûr !
    Il n’a guère changé, sauf le vêtement : cuir noir, râpé
aux coudes et aux poches, bourrées comme à Paris celles du veston. Il porte
encore son pantalon rayé, il a la même tête de vieil oiseau de nuit préoccupé…
    – Salut. Ça va. Une lettre pour toi, transmise par la
Croix-Rouge danoise. Six mois déjà que je suis là. Je rentre du front. Nous
avons pris Riga. Pourvu qu’elle tienne ! Où est Potapenko ?
    – Me voici, dit Sam apparaissant. Bonjour.
    Fleischmann lui serre la main avec indifférence, en dévisageant
les autres. Il tire de sa poche une liasse de billets de logement. Voilà. Voilà.
    – Potapenko, vous m’accompagnez, j’ai une auto. Filons.
    – À tout à l’heure, nous dit Sam.

34. Au débet.
    L’auto, une vieille Ford à capote de toile grise percée de
fenêtres en mica, n’a pas dû être nettoyée depuis qu’un apprenti l’a conduite
au Soviet du II e rayon en disant : « Le patron a filé. Je
nationalise la machine. Je la mets au service de la révolution. »
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