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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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1. Cette ville et nous.
    Un roc abrupt domine cette ville de ses masses anguleuses
cassant le plus bel horizon. Des maçonneries rectilignes le couronnent d’une étoile
irrégulière creusée à vif dans la roche brune, il y a des siècles, et garnie, sous
des tertres de gazon menteur, de constructions secrètes. La citadelle confère
une signification mauvaise à ce rocher qui pourrait être, entre l’azur limpide
du ciel, l’azur plus intense de la mer, les plaines vertes du Llobregat et la
ville, un singulier joyau primitif. Dureté, puissance, élan figé, affirmation
millénaire des schistes ; plantes tenaces agrippées au granit, qui l’étreignent
et plongent dans les crevasses ; arbres dont les racines opiniâtres font
doucement éclater la pierre et lui assurent, brisée, une cohésion nouvelle ;
contours dominateurs de la montagne, découpée ou patinée par les jeux de la
lumière… Nous eussions aimé ce rocher qui semble parfois protéger la ville et s’élève
le soir en promontoire sur la mer – comme une des pointes avancées de l’Europe
vers les terres chaudes baignées de mers que l’on devine implacablement bleues
– ce rocher d’où les horizons s’élargissent à l’infini, s’il n’y avait eu
là-haut ces remparts cachés, ces vieux canons aux affûts bas braqués sur la
ville, ce mât dérisoire portant un drapeau, ces sentinelles muettes aux masques
olivâtres, dans les angles des fossés. La montagne était une prison – la ville
enchaînée, l’horizon barré, comme d’un trait noir, sous le plus beau soleil.
    Nous gravissions souvent les sentiers qui mènent là-haut vers
la forteresse. On laisse derrière soi un boulevard brûlant, de vieilles rues
étroites, grises et ridées comme des visages de très vieilles femmes, l’odeur
de poussières, d’huiles, d’oranges et de vie humaine des bas quartiers, – et l’horizon
se dégage peu à peu, l’horizon monte autour du roc à chaque pas. Le port se
découvre à un détour ; beau trait droit de la jetée presque blanche, fleur
blanche d’un club posé dans les bassins ainsi qu’une surprenante Victoria Regia,
des entassements d’oranges quelque part, au loin, sur les quais, pareils à d’énormes
fleurs de soleil tombées au bord de la ville grise ; et les vaisseaux. Deux
grands bâtiments allemands internés depuis des années retiennent le regard par
leur immobilité. Un six-mâts, toutes voiles déployées, pavoisé de soleil, vint
doucement des horizons de mer vers le port ; sa proue frangée d’écume
étincelante déchire sans effort une soie liquide étonnamment bleue. Il porte d’autres
horizons encore, que j’entrevois tout à coup, tenté de fermer les yeux pour les
mieux contempler. Égypte, Açores, Brésil, Uruguay, La Havane, Mexique, Floride,
de quels autres bords du monde viennent ces voiles dorées ? Ce n’est
peut-être que de Majorque. Il faut que ce bateau porte un vieux nom de
caravelle, un nom de femme et de Vierge presque aussi musical qu’un vers : Santa Maria de Los Dolores… La colonne de Christophe Colomb se dégage
maintenant au-dessus du port ; l’homme de bronze dressé sur la ville et la
mer salue du geste le voilier qui vient vers lui d’un passé mouvant, mystérieux
et riche comme l’avenir.
    La ville est surtout prenante le soir quand s’allument ses
boulevards et ses places, doux brasiers, rangs de perles beaucoup plus
éclatantes que les perles, étoiles terrestres plus brûlantes que les étoiles du
ciel. Elle ressemble trop, le jour, à toutes les villes d’Occident : flèches
de cathédrale au-dessus des vieilles rues, dômes des académies et des théâtres,
casernes, palaces, « immeubles » rectangulaires troués d’innombrables
fenêtres. Fourmilière compartimentée où toute existence a son rectangle étroit
de murs blanchis à la chaux ou couverts de papiers peints. Les villes offrent
au premier coup d’œil la sensation de la misère. On voit, dès que le
regard domine leurs toitures pressées en flots immobiles, qu’elles compriment
et broient des vies sans nombre.
    Nous découvrions du sommet la splendeur de la terre. La vue
plongeait à gauche sur le port, le golfe bordé de plages, le port, la ville ;
et des montagnes d’un bleu estompé ouvraient les lointains au lieu de les
fermer. La mer infinie venait rire à nos pieds, de toutes ses dentelles d’écume,
sur le sable et les galets. Des plaines, des vergers, des champs
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