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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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propreté, l’emploi
méthodique de leurs journées.
    Grégor est là. Nous regardons l’écume bruissante aux flancs
du navire. Nous avons parlé de vétilles. Nous avons ri. Nous apercevons, flottant
à la crête des vagues, des glaçons blancs : les mers et les terres glacées
sont proches. – Voici qu’il me regarde dans les yeux comme s’il m’ouvrait son
âme.
    – Ainsi, nous arrivons. Ainsi, c’est vrai. C’est la
réalité. Peux-tu y croire ?
    – J’y crois.
    Le lieutenant vêtu de bleu horizon qui passe derrière nous, sur
le pont, ne comprend pas pourquoi nous nous prenons tout à coup par les épaules,
pareils à des hommes qui se retrouvent enfin après s’être longtemps cherchés et
dont l’allégresse est telle qu’ils voudraient se battre joyeusement…
    L ’Andros est entré dans une tourmente de neige. La
sirène hurle de quart d’heure en quart d’heure. Nous traversons dans cette
brume blanche de vieux champs de mines. De lourds glaçons flottants heurtent la
coque du navire avec un bruit mat. Sonnenschein, voûté comme toujours, le
pince-nez de travers, me prend le bras, dans le corridor tout blanc des cabines
de seconde. Son contentement se traduit par un frottement sans cause des mains
et par une sourde envie de rire, mais de rire bas, avec malice.
    – Écoutez une bonne histoire, dit-il.
    Je le soupçonne de les inventer ; celle-ci se termine
pourtant par un proverbe de Salomon qu’il énonce avec une sorte de gravité un
peu confuse : « Comme dans l’eau le visage répond au visage, ainsi le
cœur de l’homme répond à l’homme [32] . »
    – N’est-ce pas ?
    Un long sifflement troue la tourmente sur la mer, l’ Andros stoppe. Nous nous regardons un instant souriants, dans le soudain silence et
nous entrons dans la cabine des Lévine.
    Ils sont sept, dont quatre enfants et une toute jeune femme,
l’enfant la plus sérieuse. La voix du père, énergique et bavard, emplit l’étroite
cabine aux cuivres brillants qui, certes, ne connut jamais encore de tels hôtes,
émigrants montés tout à coup de l’entrepont. La mère, molle, blanche, un peu
forte, couve sa nichée d’un amour impérieux. Sa vie n’est que de nourrir, de
ses entrailles d’abord, puis de ses seins, puis de ses mains de ménagère ces
vies gloutonnes sorties d’elle sans qu’elle sache pourquoi, qui l’ont
martyrisée sur des lits d’hôpitaux à Buenos Aires, qui font son bonheur, son
inquiétude, sa cruauté. Le père parle un sabir enrichi par l’argot des ports. Une
bonne chaleur animale émane d’eux, et nous attire, nous, sans-famille et
sans-gîte, habitués aux couches froides.
    – Mes enfants, dit Lévine, grandiront libres. La famine ?
Je l’ai connue toute ma vie.
    Comme la plupart des mots éloquents, dits avec sincérité par
des gens qui n’en savent pas tempérer l’habileté involontaire, celui-ci sonne
un peu faux. Toute sa vie, cet homme a, comme un primitif, bataillé dans des
villes étrangères pour que sa marmaille eût chaud au ventre, le soir, sous les
couvertures achetées à crédit. Il a été fourbe et vaillant, ardent et habile, chanceux
et malchanceux, sans oublier toutefois qu’il faut, comme on peut, se battre
contre les riches – les riches qu’on admire, qu’on envie, qu’on déteste –, créer
des syndicats, soutenir les grèves, envoyer des mandats dans des prisons
lointaines, cacher la contrebande… Il nous raconte une lamentable journée de
sans-travail cherchant le pain de sa nichée dans un grand port opulent. A-t-il
eu de la veine, ce jour-là, de prendre un tramway pour un autre et d’échouer au
port juste à l’arrivée d’un cargo américain ? Ainsi bifurqua sa vie, voici
treize ans… La jeune femme qui n’est encore qu’une enfant sérieuse, les hanches
étroites, les seins à peine esquissés sous son jersey bleu, écoute
distraitement. Ses traits ne sont qu’ébauchés ; le carmin léger de ses
lèvres va s’effacer ou s’affermir ; un nuage de cheveux dérobe à demi son
front ; elle a un regard droit, timide et lumineux ; – les yeux
grands de la nuance tantôt verte, tantôt bleue tantôt grise des mers que nous
traversons.
    – Le plus grand bonheur, nous a-t-elle dit un jour, c’est
l’enfant.

33. L’essentiel.
    Les pas enfoncent dans la neige molle. Nous entrons dans une
nuit nouvelle, coupante de froid, transparente comme si c’était sous une
coupole de cristal absolument noire. Notre
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