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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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régulièrement
découpés sur la terre comme dans les registres du cadastre, des routes bordées
de petits arbres, des velours verts de toutes nuances s’étendaient à droite de
l’autre côté du roc, dans la large vallée aux pentes molles qui semblait n’être
qu’un jardin. Des montagnes où l’on pouvait, quand l’air était pur, apercevoir
aux confins du ciel et de la terre les pâles cristaux de neige d’une cime, immensifiaient
tous les horizons derrière nous.
    Mais les yeux, après avoir cherché patiemment la cime d’une
neige lointaine ou suivi une voile sur la mer, retrouvaient sur un talus
broussailleux une gueule de canon. Nos voix s’éteignaient brusquement quand, au
détour d’un sentier, nous apparaissait l’angle nu, gazonné, d’un fossé de la
citadelle. Nous avions tous au bord des lèvres un nom de fusillé. Nous nous
arrêtions à certains endroits d’où l’on découvrait des fenêtres de casemates. Quelque
part dans cette enceinte, des hommes pareils à nous, avec qui chacun de nous s’identifiait
par instants, des hommes dont nous ne savions plus les noms, avaient subi naguère
la torture. Quelle torture ? Nous ne savions rien de précis et le manque
même d’images visuelles, l’anonymat des torturés, les années – vingt ans – dépouillaient
ce souvenir : il n’en restait qu’une sensation brûlante et confuse de
souffrance pour la justice. Je pensais quelquefois que nous nous souvenions de
la peine de ces hommes comme on se souvient, après de longues années ou un
grand flot d’événements, de ce que l’on a souffert soi-même. Et j’avais, mieux
encore, grâce à cette idée, le sentiment de la communauté de leurs vies et des
nôtres.
    Comme ceux-là – et comme les vaisseaux que nous regardions
entrer parfois dans le port – nous venions de tous les points du monde. El
Chorro, plus jaune qu’un Chinois, mais les yeux horizontaux, les tempes plates
et la lèvre charnue, le silencieux rieur El Chorro était peut-être à la rigueur
– Mexicain : du moins lui arrivait-il de parler avec une admiration
familière de ce légendaire Emiliano Zapata qui fondait dans les montagnes du
Morelos, avec ses laboureurs insurgés, descendants des vieilles races cuivrées,
une république sociale.
    – La première des temps modernes ! déclarait
fièrement El Chorro, la main tendue. Et l’on voyait alors que le pouce et l’index
de la droite n’y étaient plus, sacrifiés dans un obscur combat à la première
république sociale des temps modernes.
    – Un peu plus, disait-il, et j’y laissais mes parties. Un
sale métis de Chihuahua faillit me les arracher d’un coup de dents…
    Si hombre ! ajoutait-il, et il éclatait d’un
grand rire sonore, car la joie d’une victoire vibrait encore dans son torse. – Il
vendait de la fausse bijouterie au Paralelo. Les filles des bourgs voisins, auxquelles
il essayait, avec des gestes câlins et des rires frôleurs qui, posés sur la
nuque, donnaient le même frisson qu’un contact des lèvres, d’énormes boucles d’oreilles
en argent, le connaissaient bien et coulaient vers lui, dans la foule, entre
leurs cils baissés de longs regards mêlés d’ombre et de feu.
    Zilz, déserteur français, se disait Suisse. Heinrich Zilz, citoyen
du canton de Neufchâtel. Il professait les langues – los idiomas – avec
un sérieux enfantin, se nourrissait de farines, de pâtes et de fruits, parlait
posément et peu, s’habillait bien, se couchait tous les soirs à 10 h. 30, faisait
l’amour une fois par semaine avec une fille à cinq pesetas, bon prix, et
méprisait paisiblement les hommes. « Il faudra des siècles pour les
transformer et la vie est courte. J’ai déjà fort à faire avec moi-même pour n’être
pas une brute, ça me suffit. »
    Jurien et Couet, l’un blond, l’autre châtain, mais qu’on eût
dit frères à cause de leur parler parisien identique, de leurs petites
moustaches en brosse, de leur démarche balancée, avaient tous deux fui la
guerre, l’un des tranchées du Mort-Homme, l’autre des Vosges, par les Pyrénées.
Ils travaillaient maintenant dans des usines pour ceux qui continuaient à se
faire tuer, l’un clouant des chaussures et l’autre chargeant des grenades qu’on
exportait en France. Ils vivaient dans le contentement quotidien d’être sortis
de la fournaise. – Oscar Lange, mince garçon musclé, roux de crâne et d’yeux, que
l’on croyait déserteur d’un
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