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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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neige confondues allaient s’évanouir…
    Une vieille femme à pince-nez et un homme bourru dont je ne
distinguai pas les traits, mais que la vieille femme appelait : « Docteur »,
étaient de garde au seuil de la maison. Ils frottèrent un briquet pour me
dévisager. Les Lévine s’étaient rassemblés dans la plus petite pièce, une
chambre d’enfants sans doute, meublée de deux lits en fer à boules dorées, sur
lesquels il ne restait plus que les sommiers – (l’un paraissait taché de sang).
Cette pièce éclairée à la bougie ressemblait à un coin d’entrepont sur un
bateau d’émigrants. Les enfants roulés dans des couvertures s’étaient endormis
sur les bagages. La mère reposait dans un fauteuil bas. La jeune femme pareille
à une enfant sérieuse, aux grands yeux limpides qui semblaient tour à tour
agrandis par la peur et victorieux des ombres dissipées, songeait devant le
poêle ouvert dont la lueur rougeâtre éclairait par en dessous ses mains gracieuses,
son col mince et ses traits menus. Le pas du vieux Lévine retentissait sur le
parquet du grand salon, plongé dans l’obscurité. Il entra, les bras chargés de
gros livres verts cartonnés qu’il laissa doucement choir près du poêle. Un
grand rire silencieux enluminait sa face tannée :
    – Les lois brûlent ! dit-il.
    La bonne chaleur à laquelle la jeune femme tendait les mains
naissait des flammes dévorant le tome XXVII du Recueil des lois de l’ Empire. J’en arrachai par jeu une page à demi calcinée, bordée d’une dentelle
incandescente. La flamme révéla ces mots formant sous-titre : De la
propriété immobilière… et plus loin : « … les droits des
héritiers collatéraux… »
    C’est seulement, après trente heures harassantes, que je me
souvins de la lettre reçue la veille. Je l’avais portée à travers cette ville
inconnue, désormais nôtre, sans faire plus qu’y jeter un coup d’œil très
superficiel, tant j’étais absorbé par la nouveauté, par moments sourdement
hostile des choses. (Je n’attendais d’ailleurs de nouvelles de personne, ne
laissant pas d’attachements particuliers derrière moi.) La lettre était timbrée
d’Espagne. Les lois brûlaient, je m’assis sur un tabouret près du poêle, dans
cette chaleur réconfortante et cette paix subites, où l’on n’entendait que le
souffle égal des enfants endormis. Dario, El Chorro, José, Joaquin, camarades, comme
je me souvins tout à coup de vous ! Comme je me souvins de la ville que
nous n’avions pas su prendre, de notre espoir, de notre volonté, de notre force,
de notre force vraie, puisque j’allais enfin dormir dans une ville prise où
tout était butin conquis de haute lutte, tout jusqu’à cet instant, cet abri, cette
chaleur qui me permettaient de penser à vous. Il me parut tout soudain que
Dario allait entrer, secouer de ses épaules l’invisible fardeau, dire de son
ton joyeux des bonnes soirées : « Brrr ! quel froid, mes amis ! »
puis se tourner vers moi les paumes ouvertes, le regard malicieux :
« Eh bien, mon vieux, que te disais-je ? Tu vois qu’on les prend les
villes ! et ce n’est pas fini, et nous prendrons le monde ! » Je
dépliai la lettre. C’était l’écriture dansante, mais fermement dessinée d’El
Chorro. « Gusano, te salue. Il est certain que tu ne l’as pas oublié, car
on n’oublie, dit-il, que les hommes entiers… » Non, ne t’ai pas oublié, Gusano
homme plus complet dans ce qui te reste de chair mutilée que nombre de ceux qui
te prennent en pitié, parce qu’ils ont leurs quatre membres d’esclaves ou de
pharisiens. Peut-être hésitai-je à lire. Je parcourus une nouvelle fois, d’un coup
d’œil, cette écriture couvrant quatre pages et je tombai sur une ligne égale
aux autres dans la forêt des signes, qui disait : « … depuis qu’ils
nous ont tué Dario… »
    Leningrad, 1929-30.
    ----
    [1] Bombardier biplan transportant jusqu’à 300 kg de bombes. (N.d.S.)
    [2] Il s’agit de Marius Jacob (1879-1954), anarchiste illégaliste, jugé à Amiens en
1905. (N.d.S.)
    [3] Boulevard.
    [4] Comité ouvrier.
    [5] Carafons.
    [6] Fiancées.
    [7] Danseuses.
    [8] Rue.
    [9] Citation approximative de La chanson du semeur , paroles de Jean-Baptiste
Clément, auteur également de Le Temps des cerises et de La Semaine
sanglante . (N.d.S.)
    [10] Émile Henry (1872-1894) anarchiste auteur de plusieurs attentats, guillotiné le
21 mai 1894. (N.d.S.)
    [11]
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