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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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une légèreté puissante des mers nouvelles. Les cieux blancs de la Baltique
se reflétaient sur les flots tantôt nacrés, tantôt laiteux.
    Nous approchions de la révolution à chaque coup d’hélice. J’en
éprouvais une certaine angoisse, comme à la fin de toutes les grandes attentes,
à la veille des grandes réalisations. Ce ne serait plus le livre, la théorie, le
rêve, les dépêches de journaux, les réminiscences d’histoire, l’inexprimé, l’inexprimable ;
ce serait la réalité. Des hommes pareils à tous les hommes, des choses, des
luttes. Des luttes contre nous-mêmes et parmi nous. Ne devions-nous pas être, après
la conquête, bientôt débordés par les malins, les adaptés, les faux compagnons ?
Cette tourbe viendrait à nous puisque nous étions la force. Être la force :
quelle faiblesse ! Le fond de lie qui était en nous, un peu en chacun de
nous, fermenterait. Comment contenir en soi le vieil homme prêt à l’emporter ?
    La moitié au moins d’entre nous, sur ce bateau même, ne
voyaient dans la conquête, qu’une aventure doublée d’un avènement ; ils
arrivaient, les âmes avides pour prendre, devenir à leur tour les
maîtres, manger à leur faim, ouvrir à leurs mioches la vie qu’ils comprenaient,
en somme, selon de vieux exemples. Ils se battraient pour cela contre tous et
même les uns contre les autres. On venait de se disputer, avec une âpreté mal
masquée de camaraderie, deux malles de vêtements chauds. Le professeur Alschitz
disait, cambrant ses épaules étriquées : « À Odessa ? Mais mon
ami, je serai tout de suite élu au Soviet. » Un vieux noiraud préparait
déjà contre son voisin de cabine une dénonciation. Et nous avions des raisons
de le surveiller lui-même.
    Ne courions-nous pas le risque d’être conquis par notre
conquête, atteints nous-mêmes des maux que nous combattions ? Qu’allait
devenir notre solidarité de camarades ? Comment nous retrouverions-nous, nous
reconnaîtrions-nous les uns les autres, dans la foule des ralliés, des faux
enthousiastes, des masques du lendemain de la victoire ? Ne serions-nous
pas trop accablés par les fonctions et les tâches, parfois terribles, pour y
songer seulement ? Aurai-je le droit, moi qui, d’après l’histoire, jugeais
la terreur nécessaire, d’écarter la main qui me tendrait l’arme et de répondre
à celui qui me dirait : Va et frappe, je suis fourbu, – de lui
répondre lâchement : « Non, je veux garder mes mains propres », salis
donc les tiennes, camarade, j’ai la coquetterie de mon âme, vois-tu, à cette
heure où il s’agit bien de cela ! et je te laisse les sales besognes ?…
Il faudrait être dur envers soi-même, pour avoir le droit d’être dur envers
autrui, puisque nous étions enfin la force. Il faudrait ne reculer devant rien ;
ou tout serait perdu. Serions-nous assez forts ? Serions-nous dignes de
toi, révolution ? Saurions-nous consentir au sacrifice inévitable des
meilleurs ? Avions-nous la trempe voulue ? Les prisons, la misère, les
camps de concentration dont nous sortions, les épidémies, la mort de nos frères,
les émeutes vaincues, les grèves, les procès, tout cela devenait une
préparation providentielle. Mais d’autres hommes, d’une autre trempe, que nous
croirions peut-être mauvais, ne seraient-ils pas bientôt plus forts que nous, mieux
adaptés à l’œuvre réaliste à accomplir ? Saurions-nous reconnaître, dans
la réalité, le visage inattendu de la justice, saurions-nous distinguer le
nécessaire de l’arbitraire, le compromis de la trahison ? Jamais les
choses ne se réalisent telles qu’on les a rêvées. Il ne faut être captif ni du
rêve ni des théories. Mais alors quels guides demeurent ?
    Sam me rejoignit sur le pont, taciturne. Son demi-sourire
coutumier s’était éteint. Son profil aux joues creuses semblait plus tranché
que de coutume.
    – Je pense à Pittsburg, dit-il. J’avais monté un
atelier de réparation de vélos d’un rapport de 100 dollars par semaine. J’hésitai.
Partir ? Ne pas partir ? C’était très bien, Pittsburg. Mais l’Europe :
guerre et révolution. Maelström. Je ne pouvais plus vivre là-bas. Les
restaurants, les gens, les policemen, la bannière étoilée, ma propre tête d’Oncle
Sam dans un miroir, me dégoûtaient. – Bon. Maintenant nous voici presque au
fond du tourbillon. Nous allons arriver en plein chaos.
    Il redevint railleur comme de
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