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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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convoi chemine par groupes, chargé
de fardeaux, butant sous la neige à d’invisibles obstacles. Des enfants
pleurent, effrayés par de si vastes ténèbres et mordus aux doigts par le gel. D’un
groupe à l’autre les voix se perdent. Notre escorte est faite de grandes ombres
se mouvant avec légèreté sur les confins de la réalité et de l’obscurité sans
fond qui commence des deux côtés de la route sous les hauts sapins d’un noir
dense. Je sais que ce sont des Finlandais blonds, vêtus de longs manteaux, armés
de la courte carabine des gardes-frontières. Leurs yeux, gardant le reflet des
lacs froids, nous ont observés deux jours, avec une hostilité impassible. Ils
sont muets. Ils vont, ouvrant la nuit. Ils s’arrêtent. L’obscurité les
engloutit doucement. Nous avançons encore dans une sorte d’intermonde glacial.
– Une forme immobile émerge soudainement de la nuit, si proche quand nous la
découvrons que nous pourrions la toucher. C’est un soldat, immobile, appuyé des
deux mains sur son arme, vêtu de terre, coiffé d’astrakan, barbu jusqu’aux yeux
luisants qui sont d’un loup ; – un moujik émacié. L’étoile rouge incrustée
dans la fourrure, au-dessus de son front, est noire ainsi qu’une blessure
fantastique dans une peau de bête. Nous le saluons à voix basse, d’un cœur
exalté, mais bizarrement oppressé. « Salut frère ! » Notre frère,
ce soldat, nous regarde avec sévérité. – Frères, frères ? Sommes-nous bien
frères ? Quel homme n’est pas un danger pour l’homme ? Karl se plante
devant lui et sa voix sonore abolissant toute irréalité, déchire la nuit. L’intermonde
est franchi.
    – Salut, camarade. Quoi de bon ?
    – Rien. La faim. Rien.
    Qu’est-ce qui n’est rien ? La faim ?
    – Avez-vous du pain ?
    Nous en avons. Prends, camarade. Le pain, c’est l’essentiel.
    Des lanternes coururent le long de la voie. Une forme noire
nous compta au passage sans paraître nous voir. Nous eussions pu nous croire
dans un désert hostile. La locomotive siffla. Les wagons étaient noirs et
glacés, mais nous y trouvâmes de la paille sur les grandes couchettes latérales,
un bon poêle en fonte au milieu et des bûches. Le feu brasilla ; la lueur
des chandelles nous entoura, dans ce campement sur roues, d’une intimité
primitive.
    Nous traversâmes lentement un étrange paysage lunaire blanc
et noir. Pas un feu. Le train roula dans ce désert glacé jusqu’à l’aube qui se
leva sur des neiges cristallines, irisées, pures ainsi qu’au sommet des
montagnes. Des maisonnettes en bois apparurent, groupées autour des bulbes
bleus d’une église. Des deux côtés s’étendaient des champs de neige
singulièrement vallonnés ; nous comprîmes enfin que c’était une gare morte.
Le ciel avait une pureté bleue, presque blanche, indicible. Les premières
maisons de la ville se montrèrent dans un silence, une immobilité, une paix
absolus. Nous avions le cœur de plus en plus serré. Pas une âme. Pas un bruit. Pas
une fumée. Cette splendeur implacable de la neige, la limpidité polaire du ciel.
Les maisons mortes terrifiaient.
    – Ah !
    Un mince filet de fumée s’éleva au-dessus d’une cheminée. Et
tout à coup, apparition merveilleuse, une jeune femme aux cheveux dorés, coiffée
d’un mouchoir rouge, sortie d’une masure grise une hachette à la main, se mit à
casser du bois, à cent mètres. Nous écoutâmes avidement ce bruit rythmé, nous
admirâmes la courbe virile de ses bras nus. Dimitri, dont les dernières forces
s’en allaient, tâchait de sourire.
    – Nous voici enfin sortis des ténèbres, dit-il.
    Le train stoppait. Nous avions mis la journée à parcourir
les déserts des voies de grande ceinture. L ’Internationale éclata en
fracas de cuivres. Un long ruban rouge, courant sur la façade des baraquements
en bois, criait : Bienvenue aux captifs de l’impérialisme ! Le
quai de planches couvertes de neige battue semblait pourtant désert. Nous n’y
vîmes qu’une trentaine de personnes ramassées sous une large bannière en
calicot (Le règne des travailleurs n’aura pas de fin !) : l’orchestre
et quelques hommes vêtus de cuir noir portant à la taille de grands mausers
dans des étuis de bois. Les cuivres se turent, un grand diable serré dans une
peau de mouton retournée, mais coiffé d’une légère casquette anglaise, se hissa
sur un banc. Il avait une voix retentissante, faite pour dominer
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