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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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coutume.
    – Je me demande si je ne suis pas un imbécile ?
    – Un imbécile, non. Mais peut-être aurais-tu mieux fait
de rester à Pittsburg.
    Il nous faut des hommes entiers, coulés d’un seul bloc dans
le travail, la peine et la révolte ; des hommes nés pour cette conquête ;
des hommes faits pour tenir le fusil dans la garde-rouge, aussi fermement qu’ils
tiennent l’outil, capables de faire les besognes de l’émeute organisée avec l’attention
experte que les marins mettent à serrer promptement un nœud ; tels Karl et
Grégor, un calme éclair de joie dans les yeux, qui viennent faisant leur
promenade matinale sur le pont, réfléchissant au temps qu’il fera, saluant d’un
sourire le factionnaire noir qui veille sous le spardeck.
    Le factionnaire leur rend des yeux leur salut. La taille
prise dans une peau de mouton serrée par le ceinturon, le nez épaté, les
prunelles noires sous le casque gris, la jugulaire au menton, c’est un guerrier
des temps très anciens, esclave dressé au meurtre, qu’on a mis là, au seuil de
notre liberté, pour nous rappeler une loi inexorable, et que nous désarmons d’un
signe fraternel.
    … Hier soir l’incident suivant s’est produit. Par fraude
ou négligence, les autorités qui ont dressé les listes des otages y ont inscrit,
malgré nous, de médiocres aventuriers, contents de se déclarer « politiques »
et d’escompter des pêches fructueuses, dans les eaux troubles d’une révolution.
Ils sont une dizaine parmi nous, quarante. Ils jouent aux cartes au fumoir. Ils
interviennent prudemment dans nos colloques. Ils nous méprisent un peu, nous
redoutent obscurément, nous détestent sûrement. Deux d’entre eux s’étaient
battus, pour une carte sautée. Ils s’injuriaient debout, l’un la lèvre
saignante, l’autre l’œil bouffi, de chaque côté de la table de chêne lustré où
le rectangle de feutre vert, ayant glissé, formait un losange cassé. Le navire
tanguait légèrement ; ils se dandinaient prêts à s’empoigner, avec des
épaules ramassées, des cous rentrés, des fronts bas de souteneurs à l’heure du
couteau. Karl et Grégor entrèrent.
    – Assez ! dit Karl d’une voix de commandement.
    – De quoi te mêles-tu ? lui jeta l’un des hommes, par-dessus
son épaule, sans cesser de guetter son adversaire.
    Mais les deux mains n’eurent pas besoin de le toucher. Jamais
la face carrée de Grégor n’avait été si massive ; il répéta tranquillement :
    – Assez, Davidsohn, si tu ne veux pas recevoir une
balle dans la tête à l’arrivée. Nous ne ménagerons pas ton espèce.
    La rixe s’éteignit sous notre menace. Par bonheur, personne
en dehors de nous, ne l’avait vue. Notre Comité se réunit un peu plus tard sur
le pont. Grégor parla, ponctuant ses paroles d’un geste court du poing fermé, qu’il
avait net et lourd. Il disait des choses simples et terribles, comme il eût
frappé d’une rude cognée le vieil arbre pourri, devenu obstacle. Ses phrases
mêmes avaient le retentissement sourd des coups assénés dans le bois vermoulu.
    – Que faire de cette canaille ? Qu’a-t-elle de
commun avec le prolétariat ? Que veut-elle de la révolution ? Je dis,
moi, qu’il faut lui montrer une poigne de fer. Je dis que la terreur ne doit
pas seulement mater la bourgeoisie, mais frapper aussi les gredins, les
pourrisseurs, les salisseurs, toute cette racaille qui nous inoculerait sa
syphilis si nous ne la traitions par le fer rouge… Nous n’avons plus le temps
de peser la boue et de la balayer doucement vers les égouts. Tu salis la
révolution ? Tu triches aux cartes et tu vends des femmes pendant que nous
nous battons pour l’expropriation ? et puis tu viens nous mentir en face, triple
salaud ? Pas de phrases. Nous sommes des nettoyeurs…
    Depuis que nous approchons du but une sorte de
transformation s’opère en Karl et Grégor : notre transformation commune, plus
accusée je ne sais pourquoi. C’est un redressement intérieur. Ils se sont
toujours tenus droits, quelle que fût l’heure ; mais une nouvelle
assurance résonne dans leurs pas, ils posent sur les hommes et les choses des regards
autoritaires, ils se sentent déjà confusément des organisateurs, des
combattants, des maîtres… On les sent prêts à retourner, comme une force
domptée, la discipline des grands bateaux américains qu’ils ont longtemps subie
et à laquelle ils doivent leur allure martiale, leur
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