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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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des énergiques et des véridiques ; pullulement d’aventuriers,
de profiteurs, de spéculateurs, lente conquête de l’usine par les sans foi ni
dévouement ; qu’il n’y avait pas de vivres pour trois jours, pas de
munitions pour plus de 24 heures de combat, si l’agression finlandaise se
produisait, pas de combustible – du bois coupé la semaine passée – pour plus de
cinq jours sur la ligne de Moscou…
    Nous étions arrêtés un moment au milieu de ces splendeurs
blanches, devant la Néva bordée de granit, fleuve de glace que parcouraient sur
des pistes jaunissantes des fourmis humaines. Derrière nous s’élevait, tout en
sobres lignes droites, tout en surfaces planes et polies d’un gris de crépuscule
clair, le Palais de Marbre, aussi mort que les tombes thébaines.
    – Des hommes, dit Grégor, cheminent sur cette glace
résistante, sans penser au fleuve profond qui roule dessous ses flots lourds. La
révolution vit ainsi sur une couche de glace et nous ne savons pas quel océan
noir est dessous qui peut demain nous engloutir.
    – Nous engloutir ? eh, peu importe ! il s’agit
bien de nous…
    – Eh si, il s’agit de nous, il s’agit de nous acharner
à vivre, de tenir en dépit de tout, de faire enfin ce que nous avons tant voulu…
Les temps où nous devions savoir consentir à la prison, aux exils, à la misère
et, les meilleurs, les plus forts d’entre nous, à la mort même, sont révolus. Il
faut désormais nous acharner à vivre et ne consentir encore à tout que pour
cela !
    Nous regardions s’élancer au-dessus des bastions, d’une
couleur de vieux roc, de la forteresse allongée très bas sur l’autre rive, une
haute flèche d’or dominant une coupole d’église, surmontée d’une lanterne aux
dorures délicatement ouvragées. Nous nous répétions : « Voici
Pierre-et-Paul. » Ceux qui, dans ces bastions, avaient attendu dix ans, quinze
ans, vingt ans, jusqu’à la folie, jusqu’à la mort, les jours que nous vivions, ceux
qu’on avait conduits par des courtines vers les potences, ceux qu’on avait fait
mourir de faim ou disparaître là – mais où était le ravelin Alexis [34]  ? nos yeux
cherchaient au loin l’emplacement de ses oubliettes – avaient donc eu raison !
À notre tour d’avoir raison, quelle que soit l’épaisseur de la glace !
    – Oui, mais c’est beaucoup plus difficile, fit
naïvement le plus jeune d’entre nous.
    Nous éclatâmes de rire.
    Un tramway encrassé dont le givre couvrait les vitres d’une
luxuriante floraison de fougères, si bondé qu’on ne pouvait s’y mouvoir et qu’une
odeur de suint, de vieilles étoffes, de sueur, de cuir mouillé y suffoquait, nous
ramena, Sonnenschein et moi, dans un grand bruit de ferrailles remuées, vers l’institut
Smolny, siège du gouvernement. Le morne fronton disparaissait déjà dans la
brume. De minces gueules de canons, pointées sous les colonnes du péristyle, dardaient
dans la nuit froide leur menace aveugle. Au bas de l’escalier blanc que des
demoiselles portant les larges collerettes éclatantes des filles de la noblesse
descendaient naguère en double file, un soldat vêtu d’une pelisse de banquier, au
col de loutre relevé, enfilait sur sa baïonnette des rectangles de papier rose.
En l’absence du commandant, un gamin armé d’un revolver délivrait ces
laissez-passer dans une chambre du rez-de-chaussée. Nous trouvâmes à sa table
de travail, entourée de téléphones, seul dans une pièce immense des fenêtres de
laquelle on découvrait le fleuve de glace et des solitudes sans bornes, un
homme en vieille vareuse d’uniforme déboutonnée qui nous dit entre deux
sonneries :
    – Ah, bien ! vous vous êtes mis à courir les
bureaux ! Je vous plains. Apprenez qu’ils ne sont encore bons à rien. Des
nids de saboteurs, de gredins, de voleurs, d’incapables, de fainéants, d’imbéciles,
de petites demoiselles au nez poudré. Nous y mettrons de l’ordre avec le temps
si nous ne sommes pas pendus en chemin.
    Il mit un grand sceau rouge sur une feuille de bloc-notes
couverte de quelques lignes d’écriture.
    – Prenez ceci et courez à la Prévoyance sociale avant
la fermeture. Prenez l’auto du Secrétariat. J’avise le commandant.
    Nous dûmes laisser en chemin cette voiture de luxe éreintée
dont le porte-fleurs était plein de mégots, car son moteur à bout de souffle s’arrêtait
net de cinq en cinq minutes, après des explosions lamentables.
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