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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère
Autoren: Albert Cohen
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pauvre inutile dont on s’est débarrassé dans de la terre, toute
seule, et on a eu la gentille pensée de lui mettre dessus une lourde dalle de
marbre, un presse-mort, pour être bien sûr qu’elle ne s’en ira pas.
    Sous
terre, ma bien-aimée, tandis que bouge ma main faite par elle, ma main qu’elle
baisait, sous terre, l’ancienne vivante, allongée maintenant en grande
oisiveté, pour toujours immobile, celle qui en sa jeunesse virginale dansa de
pudiques mazurkas rieuses. Fini, fini, plus de Maman, jamais. Nous sommes bien
seuls tous les deux, toi dans ta terre, moi dans ma chambre. Moi, un peu mort
parmi les vivants, toi, un peu vivante parmi les morts. En ce moment, tu souris
peut-être imperceptiblement parce que j’ai moins mal à la tête.

V
    Pleurer
sa mère, c’est pleurer son enfance. L’homme veut son enfance, veut la ravoir,
et s’il aime davantage sa mère à mesure qu’il avance en âge, c’est parce que sa
mère, c’est son enfance. J’ai été un enfant, je ne le suis plus et je n’en
reviens pas. Soudain, je me rappelle notre arrivée à Marseille. J’avais cinq
ans. En descendant du bateau, accroché à la jupe de Maman coiffée d’un canotier
orné de cerises, je fus effrayé par les trams, ces voitures qui marchaient
toutes seules. Je me rassurai en pensant qu’un cheval devait être caché dedans.
    Nous
ne connaissions personne à Marseille où, de notre île grecque de Corfou, nous
avions débarqué comme en rêve, mon père, ma mère et moi, comme en un rêve
absurde, un peu bouffon. Pourquoi Marseille? Le chef de l’expédition lui-même
n’en savait rien. Il avait entendu dire que Marseille était une grande ville.
La première action d’éclat de mon pauvre père fut, quelques jours après notre
arrivée, de se faire escroquer totalement par un homme d’affaires tout blond et
dont le nez n’était pas crochu. Je revois mes parents qui pleuraient dans la
chambre d’hôtel, assis sur le rebord du lit. Les larmes de Maman tombaient sur
le canotier à cerises, posé sur ses genoux. Je pleurais aussi, sans comprendre
ce qui était arrivé.
    Peu
après notre débarquement, mon père m’avait déposé, épouvanté et ahuri, car je
ne savais pas un mot de français, dans une petite école de sœurs catholiques.
J’y restais du matin au soir, tandis que mes parents essayaient de gagner leur
vie dans ce vaste monde effrayant. Parfois, ils devaient partir si tôt le matin
qu’ils n’osaient pas me réveiller. Alors, lorsque le réveil sonnait à sept
heures, je découvrais le café au lait entouré de flanelles par ma mère qui
avait trouvé le temps, a cinq heures du matin, de me faire un petit dessin rassurant
qui remplaçait son baiser et qui était posé contre la tasse. J’en revois de ces
dessins : un bateau transportant le petit Albert, minuscule à côté d’un
gigantesque nougat tout pour lui; un éléphant appelé Guillaume, transportant sa
petite amie, une fourmi qui répondait au doux nom de Nastrine; un petit
hippopotame qui ne voulait pas finir sa soupe; un poussin de vague aspect
rabbinique qui jouait avec un lion. Ces jours-là, je déjeunais seul, devant la photographie
de Maman qu’elle avait mise aussi près de la tasse pour me tenir compagnie. Je
déjeunais en pensant au joli Paul qui était mon idéal, mon ami intime, à telles
enseignes que, lui ayant demandé de venir un jeudi à la maison, je lui avais
donné avec enthousiasme tous nos couverts d’argent qu’il avait froidement
acceptés. Ou bien je me racontais des aventures et comme quoi je sauvais la
France en galopant à la tête d’un régiment. Je me revois coupant le pain tout
en sortant consciencieusement la langue, ce qui me paraissait indispensable à
une coupe nette. Je me rappelle qu’en quittant l’appartement je fermais la
porte au lasso. J’avais cinq ou six ans et j’étais de très petite taille. Le pommeau
de la porte étant très haut placé, je sortais une ficelle de ma poche, je
visais le pommeau en fermant un œil et, lorsque j’avais attrapé la boule de
porcelaine, je tirais à moi. Comme mes parents me l’avaient recommandé, je
frappais ensuite plusieurs fois contre la porte pour voir si elle était bien
fermée. Ce tic m’est resté.
    À
l’école des sœurs catholiques, l’enseignement était gratuit. Il y avait deux
menus à midi, le menu à un sou pour pauvres, du riz, et le menu à trois sous
pour riches, du riz et une minuscule saucisse. Je regardais
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