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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère
Autoren: Albert Cohen
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de loin le menu
pour riches que je ne pouvais dévorer que des yeux. Quand j’avais trois sous,
c’était Paul, nature de froid séducteur, qui dégustait le repas des riches.
    Je
me rappelle qu’en cette école des sœurs catholiques, la Mère Supérieure,
toujours armée de grandes castagnettes disciplinaires qui rythmaient nos malingres
défilés dans les couloirs phéniqués et qu’on appelait des claquoirs, soupirait
parfois de regret en considérant le joli enfant que j’étais, attentif à préparer
la charpie d’hôpital qui constituait notre principale matière d’enseignement,
ou absorbé à se fabriquer d’immondes truffes. Ces truffes, je les obtenais en
laissant fondre deux barres de chocolat Menier dans ma main bien fermée. Et je
secouais idiotement cette main pour favoriser censément l’opération, dont
l’issue était une ignoble pâtée qui finissait par camoufler de stries brunes
mon visage et mon costume, une crétine bouillie que je partageais avec mes
condisciples admiratifs qui venaient la brouter dans ma main et que nous baptisions
« Délices de Monseigneur l’Évêque ». Oui, la Mère Supérieure, pour laquelle je
nourrissais une respectueuse flamme, soupirait en regardant mes boucles noires
et murmurait parfois : « Comme c’est dommage », faisant ainsi allusion à mon
origine juive.
    J’étais
paradoxalement le préféré des douces sœurs catholiques. Elles me donnaient des
leçons de maintien, me recommandaient d’avoir une contenance modeste et de ne
jamais balancer mes bras dans la rue, comme un mondain. Tout persuadé et
admiratif, bien décidé à ne pas pactiser avec le Malin, orné d’un immense nœud
lavallière qui me couvre maintenant de confusion, je me faisais un devoir de
marcher dans la rue comme les bonnes sœurs me recommandaient, c’est-à-dire les
mains dévotement jointes et, vrai petit crétin, les yeux baissés comme en perpétuelle
prière. Ce qui avait pour résultat de me faire, tout confit, constamment
bousculer par des passants ou encore de me faire railler et traiter de calotin
par les vilains de l’école laïque qui me lançaient des pierres, reçues par moi
en martyr de mes chères sœurs catholiques à qui leur Albert envoie aujourd’hui
un tendre et respectueux salut.
    Puis,
les affaires de mon père allant mieux, ce fut le lycée à partir de dix ans. Je
me revois en mes dix ans. J’avais de grands yeux de fille, des joues de pêche
irisée, un costume de la Belle Jardinière, costume marin pourvu d’une tresse
blanche qui retenait un sifflet dans lequel j’aimais souffler pour croire que
j’étais le fils d’un contre-amiral qui était aussi dompteur de lions et
mécanicien de locomotive, un héroïque fils et mousse naviguant terriblement
avec son père. J’étais toqué un peu. J’étais persuadé que tout ce que je voyais
se trouvait vraiment et réellement, en tout vrai mais en tout petit, dans ma
tête. Si j’étais au bord de la mer, j’étais sûr que cette Méditerranée que je
voyais se trouvait aussi dans ma tête, pas l’image de la Méditerranée mais
cette Méditerranée elle-même, minuscule et salée, dans ma tête, en miniature
mais vraie et avec tous ses poissons, mais tout petits, avec toutes ses vagues
et un petit soleil brûlant, une vraie mer avec tous ses rochers et tous ses
bateaux absolument complets dans ma tête, avec charbon et matelots vivants,
chaque bateau avec le même capitaine du dehors, le même capitaine mais très
nain et qu’on pourrait toucher si on avait des doigts assez fins et petits.
J’étais sûr que dans ma tête, cirque du monde, il y avait la terre vraie avec
ses forêts, tous les chevaux de la terre mais si petits, tous les rois en chair
et en os, tous les morts, tout le ciel avec ses étoiles et même Dieu extrêmement
mignon.
    Je
me revois. J’étais aimant, ravi d’obéir, si désireux d’être félicité par les
grandes personnes. J’aimais admirer. Un jour, sortant du lycée, je suivis un
général pendant deux heures, à seule fin de me repaître et régaler de ses
feuilles de chêne. J’étais fou de respect pour ce général qui était très petit
et avait les jambes en cerceau. De temps à autre, je courais pour le devancer,
puis je faisais brusquement demi-tour et j’allais à sa rencontre pour
contempler un instant sa face de gloire. Je me revois. J’étais trop doux et je
rougissais facilement, vite amoureux, et si je voyais de loin une jolie
fillette
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