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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère
Autoren: Albert Cohen
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suffisants l’un à l’autre. Comme je voudrais
maintenant, loin de ces importants que je fréquente quand ça me chante,
retrouver Maman et m’ennuyer un peu auprès d’elle.
    En
ce dimanche auquel je pense, j’imaginai soudain, pauvre petit bougre, que
j’étais soudain magiquement doué du don de faire des sauts de vingt mètres de
haut, que d’un seul coup de talon j’allais m’enlever et voler au- dessus des
trams et même au-dessus de la coupole du Casino, et que les consommateurs
enthousiasmés applaudiraient le petit prodige et surtout l’aimeraient.
J’imaginai qu’à mon retour, essoufflé, mais pas trop, auprès de ma mère
orgueilleuse et vengée, les consommateurs viendraient féliciter Maman d’avoir
donné le jour à un si sublime acrobate, qu’ils lui serreraient la main et
qu’ils nous inviteraient à venir à leur table. Tous nous souriraient et nous
demanderaient d’aller déjeuner chez eux dimanche prochain. Je me levai,
j’essayai mon coup de talon mais le don magique me fut refusé et je me rassis,
regardant Maman à qui je ne pouvais faire le beau cadeau que j’avais imaginé.
    À
neuf heures du soir, ma mère plia bagage et nous allâmes attendre le tram, près
de la vespasienne aux relents mélancoliques, tout en regardant, hébétés et
comme hypnotisés, les riches qui arrivaient joyeusement en bande et en voiture
jouer à la roulette du Casino. Nous, on attendait silencieusement le tram,
humbles complices. Pour chasser la neurasthénie de cette solitude à deux, ma
mère chercha un sujet de conversation. « En rentrant, je te recouvrirai tes
livres de classe avec du joli papier rose. » Sans comprendre pourquoi, j’eus
envie de pleurer et je serrai fort la main de ma mère. La grande vie, comme
vous voyez, ma mère et moi. Mais on s’aimait.

VII
    Maman
de mon enfance, auprès de qui je me sentais au chaud, ses tisanes, jamais plus.
Jamais plus, son odorante armoire aux piles de linge à la verveine et aux
familiales dentelles rassurantes, sa belle armoire de cerisier que j’ouvrais
les jeudis et qui était mon royaume enfantin, une vallée de calme merveille, sombre
et fruitée de confitures, aussi réconfortante que l’ombre de la table du salon
sous laquelle je me croyais un chef arabe. Jamais plus, son trousseau de clefs
qui sonnaillaient au cordon du tablier et qui étaient sa décoration, son Ordre
du mérite domestique. Jamais plus, son coffret plein d’anciennes bricoles
d’argent avec lesquelles je jouais quand j’étais convalescent. O meubles
disparus de ma mère. Maman, qui fus vivante et qui tant m’encourageas, donneuse
de force, qui sus m’encourager aveuglément, avec d’absurdes raisons qui me
rassuraient, Maman, de là-haut, vois-tu ton petit garçon obéissant de dix ans?
    Soudain,
je la revois, si animée par la visite du médecin venant soigner son petit
garçon. Combien elle était émue par ces visites du médecin, lequel était un
pontifiant crétin parfumé que nous admirions éperdument. Ces visites payées,
c’était un événement mondain, une forme de vie sociale pour ma mère. Un
monsieur bien du dehors parlait à cette isolée, soudain vivifiée et plus distinguée.
Et même, il laissait tomber du haut de son éminence des considérations
politiques, non médicales, qui réhabilitaient ma mère, la faisaient une égale
et ôtaient, pour quelques minutes, la lèpre de son isolement. Sans doute se
rappelait-elle alors que son père avait été un notable. Je revois son respect
de paysanne pour le médecin, sonore niais qui nous paraissait la merveille du
monde et dont j’adorais tout, même une trace de variole sur son pif majestueux.
Je revois l’admiration si convaincue avec laquelle elle le considérait
m’auscultant d’une tête à l’eau de Cologne, après qu’elle lui eut tendu cette
serviette neuve à laquelle il avait droit divin. Comme elle respectait cette
nécessité magique d’une serviette pour ausculter. Je la revois, marchant sur la
pointe des pieds pour ne pas le déranger tandis qu’il me prenait géniale- ment
le pouls tout en tenant génialement sa belle montre dans sa main. Que c’était
beau, n’est-ce pas, pauvre Maman si peu blasée, si sevrée des joies de ce
monde?
    Je
la revois se retenant presque de respirer tandis que le crétin médical
gribouillait noblement le talisman de l’ordonnance, je la revois me faisant des
signes de « chut » pour m’empêcher de parler tandis qu’il écrivait,
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