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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère
Autoren: Albert Cohen
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mère morte. Sujet interdit
dans la nuit. Arrière, image de ma mère vivante lorsque je la vis pour la
dernière fois en France, arrière, maternel fantôme.
    Soudain,
devant ma table de travail, parce que tout y est en ordre et que j’ai du café chaud
et une cigarette à peine commencée et que j’ai un briquet qui fonctionne et que
ma plume marche bien et que je suis près du feu et de ma chatte, j’ai un moment
de bonheur si grand qu’il m’émeut. J’ai pitié de moi, de cette enfantine
capacité d’immense joie qui ne présage rien de bon. Que j’ai pitié de me voir
si content à cause d’une plume qui marche bien, pitié de ce pauvre bougre de
cœur qui veut s’arrêter de souffrir et s’accrocher à quelque raison d’aimer
pour vivre. Je suis, pour quelques minutes, dans une petite oasis bourgeoise
que je savoure. Mais un malheur est dessous, permanent, inoubliable. Oui, je
savoure d’être, pour quelques minutes, un bourgeois, comme eux. On aime être ce
qu’on n’est pas. Il n’y a pas plus artiste qu’une vraie bourgeoise qui écume
devant un poème ou entre en transe, une mousse aux lèvres, à la vue d’un
Cézanne et prophétise en son petit jargon, chipé çà et là et même pas compris,
et elle parle de masses et de volumes et elle dit que ce rouge est si sensuel.
Et ta sœur, est-ce qu’elle est sensuelle? Je ne sais plus où j’en suis. Faisons
donc en marge un petit dessin appeleur d’idées, un dessin réconfort, un petit
dessin neurasthénique, un dessin lent, où l’on met des décisions, des projets,
un petit dessin, île étrange et pays de l’âme, triste oasis des réflexions qui
en suivent les courbes, un petit dessin à peine fou, soigné, enfantin, sage et
filial. Chut, ne la réveillez pas, filles de Jérusalem, ne la réveillez pas
pendant qu’elle dort.
    Qui
dort? demande ma plume. Qui dort, sinon ma mère éternellement, qui dort, sinon
ma mère qui est ma douleur? Ne la réveillez pas, filles de Jérusalem, ma
douleur qui est enfouie au cimetière d’une ville dont je ne dois pas prononcer
le nom, car ce nom est synonyme de ma mère enfouie dans de la terre. Va, plume,
redeviens cursive et non hésitante, et sois raisonnable, redeviens ouvrière de
clarté, trempe-toi dans la volonté et ne fais pas d’aussi longues virgules,
cette inspiration n’est pas bonne. Ame, ô ma plume, sois vaillante et travailleuse,
quitte le pays obscur, cesse d’être folle, presque folle et guidée, guindée
morbidement. Et toi, mon seul ami, toi que je regarde dans la glace, réprime
les sanglots secs et, puisque tu veux oser le faire, parle de ta mère morte
avec un faux cœur de bronze, parle calmement, feins d’être calme, qui sait, ce
n’est peut-être qu’une habitude à prendre? Raconte ta mère à leur calme
manière, sifflote un peu pour croire que tout ne va pas si mal que ça, et
surtout souris, n’oublie pas de sourire. Souris pour escroquer ton désespoir,
souris pour continuer de vivre, souris dans ta glace et devant les gens, et
même devant cette page. Souris avec ton deuil plus haletant qu’une peur. Souris
pour croire que rien n’importe, souris pour te forcer à feindre de vivre, souris
sous l’épée suspendue de la mort de ta mère, souris toute ta vie à en crever et
jusqu’à ce que tu en crèves de ce permanent sourire.

II
    L’après-midi
du vendredi, qui est chez les Juifs le commencement du saint jour de sabbat,
elle se faisait belle et ornée, ma mère. Elle mettait sa solennelle robe de
soie noire et ceux de ses bijoux qui lui restaient encore. Car j’étais prodigue
en ma rieuse adolescence et je donnais des billets de banque aux mendiants
lorsqu’ils étaient vieux et avaient une longue barbe. Et si un ami aimait mon
étui à cigarettes, l’étui d’or était à lui. Elle avait vendu à Genève, lorsque
j’étais un étudiant aux noirs hymnes indisciplinés sur ma tête et que j’avais
un beau cœur quelque peu fou quoique tendre, elle avait vendu ses plus nobles
bijoux dont elle était si fière, ma chérie, et qui étaient nécessaires à sa
naïve dignité de fille de notables d’un âge disparu. Tant de fois, toujours
roulée par les bijoutiers, elle avait vendu pour moi de ses bijoux, en cachette
de mon père dont la sévérité nous effrayait, elle et moi, et nous faisait
complices. Je la revois sortant de cette bijouterie de Genève, si fière de la
pauvre grande somme d’argent qu’elle avait obtenue pour moi,
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