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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère
Autoren: Albert Cohen
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et majestueuse, majesté de ma mère.
    Revenue
de la cuisine, elle allait s’asseoir, très sage en sa domestique prêtrise,
satisfaite de son pauvre petit convenable destin de solitude, uniquement ornée
de son mari et de son fils dont elle était la servante et la gardienne. Cette
femme, qui avait été jeune et jolie, était une fille de la Loi de Moïse, de la
Loi morale qui avait pour elle plus d’importance que Dieu. Donc, pas d’amours amoureuses,
pas de blagues à l’Anna Karénine. Un mari, un fils à guider et à servir avec
une humble majesté. Elle ne s’était pas mariée par amour. On l’avait mariée et
elle avait docilement accepté. Et l’amour biblique était né, si différent de
mes occidentales passions. Le saint amour de ma mère était né dans le mariage,
avait crû avec la naissance du bébé que je fus, s’était épanoui dans l’alliance
avec son cher mari contre la vie méchante. Il y a des passions tournoyantes et
ensoleillées. Il n’y a pas de plus grand amour.
    Lors
d’un sabbat auquel je pense maintenant, elle était assise en son attente,
satisfaite d’elle-même et de la bonne mine qu’avait son fils ce matin, et elle
complotait une pâte d’amandes à lui préparer dimanche. « Je la ferai un
peu plus cuite que la dernière fois », pensait-elle. Et lundi, oui, elle lui
ferait un gâteau de maïs avec beaucoup de raisins de Corinthe. Très bien.
Soudain, regardant la pendule et s’apercevant qu’il était déjà huit heures du
soir, elle s’épouvanta avec trop d’expression et peu de cette maîtrise qui est
l’apanage des peuples sûrs du lendemain et habitués au bonheur. Ils avaient dit
qu’ils seraient de retour à sept heures. Un accident? Écrasés? Le front moite,
elle alla vérifier l’heure au chronomètre de la chambre à coucher. Six heures
cinquante seulement. Sourire à la glace et remerciements au Dieu d’Abraham,
d’Isaac et de Jacob. Mais en fermant la porte de la chambre à coucher, sa main
effleura la pointe d’un clou. Tétanos! Vite, teinture d’iode! Les Juifs aiment
un peu trop la vie. Elle eut peur de la mort et elle pensa à la chemise de la
nuit de noces qu’on lui remettrait le jour de sa mort, la terrible chemise qui
était enfermée dans le dernier tiroir de son armoire, tiroir effrayant qu’elle
n’ouvrait jamais. Malgré sa religion, elle croyait peu à la vie éternelle. Mais
soudain l’animation de vivre revint, car elle venait d’entendre au bas de
l’escalier les pas émouvants des deux aimés.
    Un
dernier regard au miroir, pour ôter les dernières traces de la poudre de riz
qu’en ce jour de fête elle mettait en secret et avec un grand sentiment de
péché, une naïve poudre blanche de Roger et Gallet, qui s’appelait, je crois, «
Vera Violetta ». Et vite elle allait ouvrir la porte, assujettie par une chaîne
de sûreté, car on ne sait jamais et les souvenirs des pogromes sont tenaces.
Vite préparer l’entrée des deux précieux. Telle était la vie passionnelle de ma
sainte mère. Peu Hollywood, comme vous voyez. Les compliments de son mari et de
son fils et leur bonheur, c’était tout ce qu’elle demandait de la vie.
    Elle
ouvrait la porte sans qu’ils eussent eu à frapper. Le père et le fils ne
s’étonnaient pas de cette porte qui s’ouvrait magiquement. Ils avaient
l’habitude et ils savaient que cette guetteuse d’amour était toujours à l’affût.
Oui, à l’affût et tellement que ses yeux, guetteurs de ma santé et de mes
soucis, m’indisposaient parfois. Obscurément, je lui en voulais de trop
surveiller et deviner. O sainte sentinelle perdue à jamais. Devant la porte ouverte,
elle souriait, émue, digne, presque coquette. Comme je la revois lorsque j’ose
et comme les morts sont vivants. « Bienvenus », nous disait-elle avec une
timide et sentencieuse dignité, désireuse de plaire, émue d’être digne et
embellie de sabbat. « Bienvenus, paisible sabbat », nous disait-elle. Et de ses
mains levées, écartées en rayons, elle me bénissait sacerdotalement et
regardait, presque animalement, avec une attention de lionne, si j’étais
toujours en bonne santé ou, humainement, si je n’étais pas triste ou soucieux.
Mais tout était bien ce jour-là et elle aspirait l’odeur du myrte traditionnel
que nous lui apportions. Elle frottait les brins entre ses petites mains et
elle en humait l’odeur un peu théâtralement, comme il convient aux gens de
notre tribu orientale. Elle
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