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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère
Autoren: Albert Cohen
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heureuse,
bouleversante de bonheur, heureuse d’avoir vendu pour moi ses chers pendants
d’oreilles, ses bagues et ses perles qui étaient ses décorations de caste, son
honneur de dame d’Orient. Si heureuse, ma chérie qui marchait déjà péniblement,
déjà guettée par la mort. Si heureuse de se dépouiller pour moi, de me donner
les billets de banque qui, en quelques jours, allaient flamber dans mes jeunes
et prestes mains, rapides à donner. Je prenais, fol et ensoleillé et peu
préoccupé de ma mère, car j’avais d’éblouissantes dents acérées et j’étais
l’amant aimé quoique aimant d’une belle jeune fille et de cette autre et ainsi
infiniment dans les miroirs réfléchissants du château de l’amour. O curieuses
pâleurs de mes amours défuntes. Je prenais les billets de banque et je ne
savais pas, fils que j’étais, que ces humbles grosses sommes étaient l’offrande
de ma mère sur l’autel de maternité. O prêtresse de son fils, ô majesté que je
fus trop longtemps à reconnaître. Trop tard maintenant.
    Chaque
sabbat, à Marseille, où je venais, de Genève, passer mes vacances, ma mère nous
attendait, mon père et moi, qui allions revenir de la synagogue avec les brins
de myrte à la main. Ayant fini d’orner pour le sabbat son humble appartement
qui était son juif royaume et sa pauvre patrie, elle était assise, ma mère,
toute seule, devant la table cérémonieuse du sabbat et, cérémonieuse, elle
attendait son fils et son mari. Assise et se forçant à une sage immobilité pour
ne point déranger sa belle parure, émue et guindée d’être dignement corsetée,
émue d’être bien habillée et respectable, émue de plaire bientôt à ses deux
amours, son mari et son fils, dont elle allait entendre bientôt les pas importants
dans l’escalier, émue de ses cheveux bien ordonnés et lustrés d’antique huile
d’amandes douces, car elle était peu roublarde en toilette, émue comme une
petite fille de distribution de prix, ma vieillissante mère attendait ses deux
buts de vie, son fils et son mari.
    Assise
sous mon portrait de quinze ans qui était son autel, mon affreux portrait
qu’elle trouvait admirable, assise devant la table du sabbat et les trois
bougies allumées, devant la table de fête qui était déjà un morceau du royaume
du Messie, ma mère avait une respiration satisfaite mais un peu pathétique car
ils allaient arriver, ses deux hommes, les flambeaux de sa vie. Oh oui! se
réjouissait- elle, ils trouveraient l’appartement si propre et luxueux en ce
sabbat, ils la complimenteraient sur l’ordre éblouissant de son appartement, et
ils la complimenteraient aussi sur l’élégance de sa robe. Son fils, qui n’avait
jamais l’air de regarder mais qui voyait tout, lancerait un rapide coup d’œil
sur cette nouvelle collerette et ces nouveaux poignets de dentelle et, oui,
certainement, ces transformations auraient son importante approbation. Et elle
était déjà fière, elle préparait déjà ce qu’elle allait leur dire, peut-être
avec quelques innocentes exagérations sur ses rapidités et prouesses
domestiques. Et ils verraient quelle femme capable elle était, quelle reine de
maison. Telles étaient les ambitions de ma mère.
    Elle
restait là, assise et toute amour familial, à leur énumérer déjà en pensée tout
ce qu’elle avait cuisiné et lavé et rangé. De temps à autre, elle allait à la
cuisine faire, de ses petites mains où brillait une auguste alliance,
d’inutiles et gracieux tapotements artistes avec la cuiller de bois sur les
boulettes de viande qui mijotaient dans le coulis grenat des tomates. Ses
petites mains potelées et de peau si fine, dont je la complimentais avec un peu
d’hypocrisie et beaucoup d’amour, car son naïf contentement me ravissait. Elle
était si adroite pour la cuisine, si maladroite pour tout le reste. Mais dans
sa cuisine, où elle gardait son pimpant de vieille dame, quel fameux capitaine
résolu elle était. Naïfs tapotements de ma mère en sa cuisine, tapotements de
la cuiller sur les boulettes, ô rites, sages tapotements tendres et mignons,
absurdes et inefficaces, si aimants et satisfaits, et qui disiez son âme
rassérénée de voir que tout allait bien, que les boulettes étaient parfaites et
seraient approuvées par ses deux difficiles, ô très avisés et nigauds
tapotements à jamais disparus, tapotements de ma mère qui toute seule imperceptiblement
souriait en sa cuisine, grâce gauche
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