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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère
Autoren: Albert Cohen
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pauvre
trésor. Une fois de plus, je suis allé ouvrir la porte de ma chambre. Je sais
bien pourtant qu’elle n’est jamais derrière la porte.
    Les
heures ont passé et c’est le matin, un autre matin sans elle. On a sonné à la
porte. Je me suis levé en hâte et j’ai regardé par le judas. Mais ce n’était
qu’une affreuse vieille de bienfaisance, avec son calepin à la main. Je ne lui
ai pas ouvert, pour la punir. Je suis revenu à ma table et j’ai repris mon
stylo. Il a coulé et j’ai des taches bleues sur la main. Elle pleurait, elle me
demandait pardon. « Je ne le ferai plus », sanglotait-elle. Ses petites mains
tachées de bleu. Une femme âgée et si bonne, qui pleure comme une petite fille,
toute secouée de sanglots, c’est affreux. J’imagine, pendant quelques secondes,
que je n’ai pas fait cette scène, que juste avant de commencer mes reproches
j’ai eu pitié de ses yeux effrayés, et qu’il n’y a pas eu les taches bleues.
Hélas. Et pourtant je l’aimais. Mais j’étais un fils. Les fils ne savent pas
que leurs mères sont mortelles.

XXVIII
    Fils
des mères encore vivantes, n’oubliez plus que vos mères sont mortelles. Je
n’aurai pas écrit en vain, si l’un de vous, après avoir lu mon chant de mort,
est plus doux avec sa mère, un soir, à cause de moi et de ma mère. Soyez doux
chaque jour avec votre mère. Aimez-la mieux que je n’ai su aimer ma mère. Que
chaque jour vous lui apportiez une joie, c’est ce que je vous dis du droit de
mon regret, gravement du haut de mon deuil. Ces paroles que je vous adresse,
fils des mères encore vivantes, sont les seules condoléances qu’à moi-même je puisse
m’offrir. Pendant qu’il est temps, fils, pendant qu’elle est encore là.
Hâtez-vous, car bientôt l’immobilité sera sur sa face imperceptiblement souriante
virginalement. Mais je vous connais, et rien ne vous ôtera à votre folle indifférence
aussi longtemps que vos mères seront vivantes. Aucun fils ne sait vraiment que
sa mère mourra et tous les fils se fâchent et s’impatientent contre leurs
mères, les fous si tôt punis.

XXIX
    Louange
à vous, mères de tous les pays, louange à vous en votre sœur ma mère, en la
majesté de ma mère morte. Mères de toute la terre, Nos Dames les mères, je vous
salue, vieilles chéries, vous qui nous avez appris à faire les nœuds des lacets
de nos souliers, qui nous avez appris à nous moucher, oui, qui nous avez montré
qu’il faut souffler dans le mouchoir et y faire feufeu, comme vous nous disiez,
vous, mères de tous les pays, vous qui patiemment enfourniez, cuillère après cuillère,
la semoule que nous, bébés, faisions tant de chichis pour accepter, vous qui,
pour nous encourager à avaler des pruneaux cuits, nous expliquiez que les
pruneaux sont de petits nègres qui veulent rentrer dans leur maison et alors le
petit crétin, ravi et soudain poète, ouvrait la porte de la maison, vous qui
nous avez appris à nous gargariser et qui faisiez reureu pour nous encourager
et nous montrer, vous qui étiez sans cesse à arranger nos mèches bouclées et
nos cravates pour que nous fussions jolis avant l’arrivée des visites ou avant
notre départ pour l’école, vous qui sans cesse harnachiez et pomponniez vos
vilains nigauds petits poneys de fils dont vous étiez les bouleversantes
propriétaires, vous qui nettoyiez tout de nous et nos sales genoux terreux ou
écorchés et nos sales petits nez de marmots morveux, vous qui n’aviez aucun
dégoût de nous, vous, toujours si faibles avec nous, indulgentes qui plus tard
vous laissiez si facilement embobiner et refaire par vos fils adolescents et
leur donniez toutes vos économies, je vous salue, majestés de nos mères. Je
vous salue, mères pleines de grâce, saintes sentinelles, courage et bonté,
chaleur et regard d’amour, vous aux yeux qui devinent, vous qui savez tout de
suite si les méchants nous ont fait de la peine, vous, seuls humains en qui
nous puissions avoir confiance et qui jamais, jamais ne nous trahirez, je vous
salue, mères qui pensez à nous sans cesse et jusque dans vos sommeils, mères
qui pardonnez toujours et caressez nos fronts de vos mains flétries, mères qui
nous attendez, mères qui êtes toujours à la fenêtre pour nous regarder partir,
mères qui nous trouvez incomparables et uniques, mères qui ne vous lassez
jamais de nous servir et de nous couvrir et de nous border au lit même si nous
avons quarante ans, qui ne nous aimez
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