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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère
Autoren: Albert Cohen
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d’être
piteusement vraie dans le foisonnement magnifique et stupide des infinies
formes de vie, hasardeuses et sans raisons, sous l’œil morne du néant. Toi que
j’appelais Maman, tu es entrée dans la vallée d’hébétude et tu ne m’y attends
pas. Tu es seule et je suis seul. Nous sommes bien seuls, tous les deux. Tu es
morte et pour toujours, je le sais. Et pourtant je sais que lorsque j’aurai mal
dans mon corps, par la bonté de Dieu promis à la maladie et à l’humiliation de
vieillesse, ou mal dans mon âme, lorsqu’ils feront du mal à ton enfant et que
je ne pourrai plus feindre d’être d’acier, c’est ton nom seul, Maman, que
j’invoquerai, non pas celui de vivants aimés ni celui de Dieu, ton nom sacré
seul, Maman, quand mon corps sera las de vivre ou quand ils seront trop mauvais
avec l’enfant que tu sus défendre. Vivrais-tu en quelque merveilleuse part?

XXV
    Non,
elle est silencieuse sous la terre, enfermée dans la geôle terreuse avec
interdiction d’en sortir, prisonnière dans la solitude de terre, avec de la
terre silencieuse et suffocante et si lourde au-dessus d’elle inexorablement, à
sa droite férocement, à sa gauche stupidement, et infiniment au-dessous d’elle
abandonnée à qui rien ni même sa sombre épaisse terre ne s’intéresse, tandis
que des vivants marchent au-dessus d’elle. Elle est, sous terre, une inaction,
une langueur, une prostration. Dieu, que tout cela est absurde.
    Allongée
et grandement solitaire, toute morte, l’active d’autrefois, celle qui soigna
tant son mari et son fils, la sainte Maman qui infatigablement proposait des
ventouses et des compresses et d’inutiles et rassurantes tisanes, allongée,
ankylosée, celle qui porta tant de plateaux à ses deux malades, allongée et
aveugle, l’ancienne naïve aux yeux vifs qui croyait aux annonces des
spécialités pharmaceutiques, allongée, désœuvrée, celle qui infatigablement
réconfortait. Je me rappelle soudain des mots d’elle lorsqu’un jour quelqu’un
m’avait fait injustement souffrir. Au lieu de me consoler par des mots
abstraits et prétendument sages, elle s’était bornée à me dire : « Mets ton
chapeau de côté, mon fils, et sors et va te divertir, car tu es jeune, va,
ennemi de toi-même. » Ainsi parlait ma sage Maman.
    Allongée
dans le grand dortoir, indifférente, piteusement seule, celle qui s’était réjouie
de cette bonne place dans le train et de cette chance, tant réjouie de toute sa
large face. Allongée et insensible, celle qui s’était enfantinement réjouie de
la belle robe que je lui avais offerte. Où est-elle, cette maudite robe qui vit
encore, elle, quelque part et avec l’odeur de ma mère? Allongée, apathique,
l’enthousiaste qui adorait faire des projets détaillés et de nigauds plans de
bonheur, allongée, celle qui se forgeait poétiquement mille félicités du gros
lot quand elle le gagnerait, et elle combinait déjà de faire bisquer certains
méchants en étalant ses opulences, mais ensuite, disait-elle, elle leur
pardonnerait et même elle leur ferait un beau cadeau. Allongée en son bougon
sommeil de terre, en sa minérale indifférence, elle ne pense pas à des gros
lots, ne se réjouit plus, ne se soucie plus. Elle ne se soucie même plus de
moi. Elle m’aimait pourtant.
    Vous,
ses abaissées paupières, êtes-vous encore intactes? Et toi, mère si blanche et
jaune que j’ose, en un battement de paupières, regarder dans ta caisse déjà
pourrie, mon amaigrie abandonnée, toi qui remuais et toujours vers moi venais,
toi si morose maintenant et laconique en ta terreuse mélancolie, couchée en ce
silence noir de la tombe, en ce lourd humide silence de terre de la tombe, dis,
toi qui m’aimais, penses-tu quelquefois à ton fils en ta tombe où ne vivent que
des racines, des radicelles sans joie et de mornes créatures d’obscurité aux incompréhensibles
démarches et toujours silencieuses quoique effrayamment affairées? Peut-être en
sa veule asphyxie rêve-t-elle impassiblement encore de moi, comme en sa vie où
elle avait dans ses rêves toujours peur pour moi. Sous sa planche étouffante, elle
se demande peut-être si je n’oublie pas de boire quelque chose de chaud, le
matin, avant de partir pour le travail. « Il ne se couvre pas assez », murmure
peut-être la morte. « Il est si délicat, il se fait des soucis pour tout, et je
ne suis pas là », murmure un peu la morte.
    Pas
vrai, elle ne rêve pas de moi, ne
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