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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère
Autoren: Albert Cohen
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gênait, d’antiques airs d’opéra, pourquoi
a-t-elle attendu et tant espéré? Pourquoi, avant mes venues à Marseille,
pourquoi se donnait-elle tant d’enthousiaste et inutile peine pour préparer et combiner
un mois à l’avance l’appartement qu’elle voulait digne de moi, ce pauvre appartement
qu’elle faisait entièrement repeindre et retapisser en mon honneur et qu’en mon
honneur elle bourrait de fleurs artificielles et même, la veille de mon
arrivée, de coûteuses fleurs naturelles, étranglées par un vase étroit, ahuri
de se trouver à telle inhabituelle fête?
    Combien
elle ne savait pas disposer les fleurs, ma pauvre chérie. Pourquoi tant de
peine et d’enthousiasme à machiner son pauvre appartement comme un décor de
théâtre pour le grand événement de l’arrivée des yeux du fils, son humble appartement
de mauvais goût qui était sa foi, son pauvre bougre d’appartement convenable,
tout festonné et enguirlandé en mon honneur, sa lamentable patrie que ma naïve
croyait somptueuse et devoir trouver grâce à mes yeux et faire honneur à
l’impeccable maîtresse de maison qu’elle était persuadée d’être ? Je ne
l’ai pas assez complimentée sur son bon goût et même parfois je me suis un peu
moqué. Trop tard. Tant pis. Il est vrai qu’elle aimait tout de moi et même mes
ironies.
    Pourquoi
toutes ces agitations puisque la terre est maintenant lourde sur elle imperturbable?
Pourquoi tant de ferveur dépensée, la veille de mon arrivée, pour orner le
révéré et humble cabinet de toilette d’inopportuns et théâtraux rideaux, pauvre
cabinet de toilette que, de toute son âme ardente, elle transformait en Palais
de la Guipure?
    Pourquoi
tant d’enthousiasme s’il était destiné à finir dans du néant? Pourquoi tant
d’importances accordées par elle et à quoi bon? Pourquoi a-t-elle acheté avec
tant de passion, en vue de la venue de son occidental chéri, de si grandes
quantités de ce thé qui était pour elle une étrange herbe médicinale
inconcevablement aimée des Gentils, ce thé dont elle était fière de pouvoir
proclamer, soudain pleine de courage dans la droguerie de quartier où il moisissait
depuis Napoléon III, qu’il était, ce thé, pour son Fils Qui Allait Arriver, ce
cacochyme thé toujours éventé, qu’elle préparait si mal et avec tant de soin,
et que je déclarais parfait, quitte à la taquiner le lendemain sur son
incompétence. Taquineries abolies. Pourquoi a-t-elle tant chéri ses piles de
linge qu’elle allait inspecter et inutilement tapoter pour s’en délecter et
enorgueillir avec une respiration satisfaite? Pourquoi cet enthousiasme d’aller
ensemble au théâtre, « vite, dépêchons-nous, nous allons être en retard »,
pourquoi tant d’émois pour tout, pourquoi m’a-t-elle tant souri si elle devait
tant disparaître?
    Tous
ses grands désirs de plaire, ses innocentes coquetteries, ses enthousiasmes,
ses petites fiertés, ses joies, ses susceptibilités, tout est mort pour
toujours, n’a soudain pas existé, a été vain. De même que les pages que j’écris
en ce moment, les nuits que je passe à les écrire, tout cela est si vain, si
pour rien. Je mourrai. Plus de je bientôt. Et quelqu’un peut-être, après ma
mort, se demandera aussi pourquoi je suis venu, pourquoi j’ai vécu et si
absurdement joui d’écrire et pourquoi je me suis ridiculement tant réjoui de ce
qui me paraissait vérité écrite, réussite, trouvaille. Et même d’écrire ce que
je viens d’écrire sur ma mort et sur l’inutilité d’écrire me donne une joie de
vie et d’utilité.

XXII
    Dans
ma chambre, me voici, un de l’humaine nation, scandalisé par l’universelle
mort, stérilement interrogeant. Me voici, sans cesse demandant ma mère, la demandant
à Rien. Me voici, l’homme nu, abandonné, stupéfait, un homme pâle qui veut
comprendre, me voici, transpirant et respirant avec peine car je n’y comprends
rien à mon humaine aventure, ayant mal dans cette respiration difficile mais
qui veut tristement continuer et qui, entre l’inspiration et l’expiration,
contient toujours ma mère venant lourdement vers moi. Chaque respiration de moi
est une mort qui veut vivre, un désespoir qui fait semblant d’espérer. Me
voici, devant la glace, follement dans mon malheur aspirant à quelque bonheur,
tristement me grattant de douleur quoique pétrifié, machinalement traînant mes
ongles sur ma poitrine nue, souriant et faible devant
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