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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère
Autoren: Albert Cohen
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souvenirs, cette terrible vie qui n’est pas de la
vie et qui fait mal.
    Tandis
qu’un chien hurle dans la nuit, un pauvre chien, mon frère, qui se lamente et
dit mon mal, je me souviens insatiablement. C’est moi, bébé, et elle me poudre
avec du talc, puis elle me fourre, pour rire, dans une hutte faite de trois
oreillers et la jeune mère et son bébé rient beaucoup. Elle est morte.
Maintenant, c’est moi à dix ans, je suis malade, et elle me veille toute la
nuit, à la lumière de la veilleuse surmontée d’une petite théière où l’infusion
reste au chaud, lumière de la veilleuse, lumière de Maman qui somnole auprès de
moi, les pieds sur la chaufferette, et moi je gémis pour qu’elle m’embrasse.
Maintenant, c’est quelques jours plus tard, je suis convalescent et elle m’a
apporté un fouet de réglisse que je lui ai demandé d’aller m’acheter et comme
elle a vite couru, docile, toujours prête. Elle est auprès de mon lit, et elle
coud tout en respirant sagement, sentencieusement. Moi, je suis parfaitement
heureux. Je fais claquer le fouet de réglisse et puis je mange à minuscules
coups de dents un Petit-Beurre en commençant par les dentelures qui sont plus
brunes et c’est meilleur, et puis je joue avec son alliance qu’elle m’a prêtée
et que je fais tourner sur une assiette. Bons sourires de Maman rassurante,
indulgences de Maman. Elle est morte. Maintenant, je suis guéri et elle me
fait, avec des restants de pâte à gâteau, des petits bonshommes qu’elle fera
frire pour moi. Elle est morte. Maintenant, c’est la foire. Elle me donne deux
sous, je les mets dans le ventre de l’ours en carton et, chic, un chou à la
crème sort du ventre! « Maman, regarde-moi le manger, c’est meilleur quand tu
me regardes. » Elle est morte. Maintenant, j’ai vingt ans, et c’est le square
de l’Université où elle m’attend, sainte patience. Elle m’aperçoit et son
visage s’éclaire de timide bonheur. Elle est morte. Maintenant, c’est son
accueil, le soir du sabbat. Sans que nous ayons eu à frapper, la porte s’est
ouverte magiquement, offrande d’amour. Elle est morte. Maintenant, c’est sa
fierté d’avoir retrouvé mon stylo. « Tu vois, mon enfant, je retrouve toujours
tout, moi. » Elle est morte. Maintenant, je lui demande de mettre de l’ordre
dans ma chambre. Elle obéit de bon cœur, mais elle se moque un peu de moi. « Il
faudrait des régiments pour te servir, mon fils, et tu les fatiguerais. » Quel
bon sourire. Elle est morte. Maintenant, c’est son ravissement d’installer sa
lourdeur dans le taxi. La marche la fatigue si vite, ma malade. Quelle soudaine
fierté tandis que j’écris, à la pensée que je suis souvent malade, moi aussi.
Je te ressemble tellement, je suis tellement ton fils. Maintenant, c’est la
portière du wagon à la gare de Genève, et le train va partir. Décoiffée, le
chapeau piteusement de côté, la bouche stupéfaite de malheur, les yeux brillants
de malheur, elle me regarde tellement, pour prendre le plus possible de moi
avant que le train s’ébranle. Elle me bénit, elle me recommande de ne pas fumer
plus de vingt cigarettes par jour, de bien me couvrir en hiver. Dans ses yeux,
il y a une folie de tendresse, une divine folie. C’est la maternité. C’est la
majesté de l’amour, la loi sublime, un regard de Dieu. Soudain, elle m’apparaît
comme la preuve de Dieu.
    Musique
du désespoir le plus subtil, égaré et souriant, qui s’insinue et ronge avec les
images d’un passé et trépassé bonheur. Jamais plus. Jamais plus je ne serai un
fils. Jamais plus nos interminables bavardages. Et je ne pourrai jamais lui
raconter les récits qu’à Londres je tenais prêts pour elle et qu’elle seule
aurait trouvés intéressants. Je me surprends parfois à me dire encore : « Ne
pas oublier de raconter ça à Maman. » Et les cadeaux que j’avais achetés pour
elle, à Londres, ces jolis cols de dentelle, elle ne les verra jamais. Il faudra
les jeter aux balayures, ces cols. Jamais plus je ne la verrai descendre du
train, épanouie, confuse. Jamais plus ses valises démantibulées, pleines de
cadeaux qui la ruinaient. C’était sa grande aventure, ces expéditions vers son
fils, longuement préparées et économisées. Son souci de faire bonne impression
à la gare et ses vertueuses élégances, le premier soir de l’arrivée. Oui, je
sais que je l’ai déjà dit. Mais on ne m’empêchera pas de déballer mon
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