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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère
Autoren: Albert Cohen
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voudrais relire les lettres qu’elle m’écrivait de Marseille avec sa
petite main, mais je ne peux pas. J’ai peur de ces signes vivants. Lorsque je
rencontre ses lettres, je ferme les yeux et je les range, les yeux fermés. Je
n’ose pas non plus regarder ses photographies, où je sais qu’elle pense à moi.
    «
Moi, mon fils, je n’ai pas étudié comme toi, mais l’amour qu’on raconte dans
les livres, c’est des manières de païens. Moi je dis qu’ils jouent la comédie.
Ils ne se voient que quand ils sont bien coiffés, bien habillés, comme au
théâtre. Ils s’adorent, ils pleurent, ils se donnent de ces abominations de
baisers sur la bouche, et un an après ils divorcent! Alors, où est l’amour? Ces
mariages qui commencent par de l’amour, c’est mauvais signe. Ces grands
amoureux, dans les histoires qu’on lit, je me demande s’ils continueraient à
aimer leur poétesse si elle était très malade, toujours au lit, et qu’il soit
obligé, l’homme, de lui donner les soins qu’on donne aux bébés, enfin tu me
comprends, des soins déplaisants. Eh bien, moi je crois qu’il ne l’aimerait
plus. Le vrai amour, veux-tu que je te dise, c’est l’habitude, c’est vieillir ensemble.
Tu les veux avec des petits pois ou avec des tomates, les boulettes? »
    «
Mon fils, explique-moi ce plaisir que tu as à aller à la montagne. Quel
plaisir, toutes ces vaches avec leurs cornes aiguisées, avec leurs gros yeux
qui vous regardent? Quel plaisir, toutes ces pierres? Tu risques de tomber,
alors quel plaisir? Es-tu un mulet pour aller sur ces pierres du vertige?
N’est-ce pas mieux d’aller à Nice, où il y a des jardins, de la musique, des
taxis, des magasins? Les hommes sont faits pour vivre en hommes et non dans les
pierres, comme les serpents. Cette montagne où tu vas, c’est comme un repaire
de bandits. Es-tu un Albanais? Et comment peux-tu aimer toute cette neige? Quel
plaisir de marcher sur ce bicarbonate qui te mouille les souliers? Mon cœur
tremble comme un petit oiseau quand je vois ces skis dans ta chambre. Ces skis
sont des cornes du diable. Se mettre des yatagans aux pieds, quelle folie! Ne
sais-tu pas que tous ces démons skieurs se cassent les jambes? Ils aiment cela,
ce sont des païens, des inconsidérés. Qu’ils se cassent les jambes, si c’est
leur plaisir, mais toi tu es un Cohen, de la race d’Aaron, le frère de Moïse
notre maître. » Je lui rappelai alors que Moïse était allé sur le Mont Sinaï.
Elle resta interloquée. Évidemment, le précédent était de taille. Elle
réfléchit un instant, puis elle m’expliqua que le Sinaï n’était qu’une toute
petite montagne, que d’ailleurs Moïse n’y était allé qu’une fois, et qu’au
surplus il n’y était pas allé pour son plaisir mais pour voir Dieu.

IV
    Elle
ne parle plus, celle qui parlait si gentiment. Elle est piteusement finie. On
l’a ôtée de mes bras comme en rêve. Elle est morte pendant la guerre, en France
occupée, tandis que j’étais à Londres. Tous ses espoirs de vieillesse auprès de
moi pour en venir à cette fin, la peur des Allemands, l’étoile jaune, mon inoffensive,
la honte dans la rue, la misère peut-être, et son fils loin d’elle. A-t-on su
lui cacher qu’elle allait mourir et ne plus me revoir? Elle l’a tant répétée,
dans ses lettres, cette joie du revoir. Paraît qu’il faut louer Dieu et Le
remercier de Ses bienfaits.
    On
l’a soulevée, muette, et elle ne s’est pas débattue, celle qui s’était tant
affairée dans sa cuisine. On l’a soulevée de ce lit où elle avait tant songé à
son fils, tant attendu les lettres de son fils, tant rêvé des cauchemars où son
fils était en péril. On l’a soulevée, raidie, on l’a enfermée et puis on a
vissé la boîte. Enfermée comme une chose dans une boîte, une chose que deux
chevaux ont emportée, et les gens dans la rue ont continué à faire leurs
achats.
    On
l’a descendue dans un trou et elle n’a pas protesté, celle qui parlait avec
tant d’animation, ses petites mains toujours en mouvement. Et maintenant, elle
est silencieuse sous la terre, enfermée dans la geôle terreuse avec
interdiction d’en sortir, prisonnière et muette dans sa solitude de terre, avec
de la terre suffocante et si lourde inexorablement au-dessus d’elle dont les
petites mains jamais plus, jamais plus ne bougeront. Une pancarte de l’Armée du
Salut m’a informé hier que Dieu m’aime.
    Toute
seule là-dessous, la
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