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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère
Autoren: Albert Cohen
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ordinaire, qui
m’avait fait frissonner de respect lorsqu’il était venu visiter notre lycée. «
Le chef de la France », m’étais-je répété, avec une chair de poule
d’admiration.
    En
ce dimanche, ma mère et moi nous étions ridiculement bien habillés et je considère
avec pitié ces deux naïfs d’antan, si inutilement bien habillés, car personne
n’était avec eux, personne ne se préoccupait d’eux. Ils s’habillaient très bien
pour personne. Moi, en inopportun costume de petit prince et avec un visage de
fille, angélique et ravi à me faire lapider. Elle, reine de Saba déguisée en
bourgeoise, corsetée, émue et un peu égarée d’être luxueuse. Je revois ses
longs gants de dentelle noire, son corsage à ruches avec des plissés, des
bouillons et des fronces, sa voilette, son boa de plumes, son éventail, sa
longue jupe à taille de guêpe et à volants qu’elle soutenait de la main et qui
découvrait des bottines à boutons de nacre avec un petit rond de métal au
milieu. Bref, pour cette promenade dominicale, on s’habillait comme des
chanteurs d’après-midi mondaine et il ne nous manquait que le rouleau de
musique à la main.
    Arrivés
à l’arrêt de La Plage, en face d’un casino rongé d’humidité, on prenait place
solennellement, émotifs et peu dégourdis, sur des chaises de fer et devant une
table verte. Au garçon de la petite baraque, qui s’appelait « Au Kass’ Kroutt’s
», on demandait timidement une bouteille de bière, des assiettes, des
fourchettes et, pour se le concilier, des olives vertes. Le garçon parti,
c’est-à-dire le danger passé, on se souriait avec satisfaction, ma mère et moi,
un peu empotés. Elle sortait alors les provisions emballées et elle me servait,
avec quelque gêne si d’autres consommateurs nous regardaient, toutes sortes de splendeurs
orientales, boulettes aux épinards, feuilletés au fromage, boutargue, rissoles
aux raisins de Corinthe et autres merveilles. Elle me tendait une serviette un
peu raide, amoureusement repassée la veille par ma mère si heureuse de penser,
tandis qu’elle repassait en fredonnant un air de Lucie de Lammermoor ,
qu’elle irait demain avec son fils au bord de la mer. Elle est morte.
    Et
on se mettait à manger poliment, à regarder artificiellement la mer, si
dépendants l’un de l’autre. C’était le plus beau moment de la semaine, la
chimère de ma mère, sa passion : dîner avec son fils au bord de la mer. À voix
basse, car elle avait, ma pauvre chérie, un complexe d’infériorité pas piqué
des coccinelles, elle me disait de bien respirer l’air de la mer, de faire une
provision d’air pur pour toute la semaine. J’obéissais, tout aussi nigaud
qu’elle. Les consommateurs regardaient ce petit imbécile qui ouvrait consciencieusement
la bouche toute grande pour bien avaler l’air de la Méditerranée. Nigauds, oui,
mais on s’aimait. Et on parlait, on parlait, on faisait des commentaires sur
les autres consommateurs, on parlait à voix basse, très sages et bien élevés,
on parlait, heureux, quoique moins que lors des préparatifs à la maison,
heureux, mais avec quelque tristesse secrète, qui venait peut-être du sentiment
confus que chacun était l’unique société de l’autre. Pourquoi ainsi isolés?
Parce qu’on était pauvres, fiers et étrangers et surtout parce qu’on était des
naïfs qui ne comprenaient rien aux trucs du social et n’avaient pas ce minimum
de ruse nécessaire pour se faire des relations. Je crois même que notre
maladroite tendresse trop vite offerte, notre faiblesse trop visible et notre
timidité avaient éloigné de possibles amitiés.
    Assis
à cette table verte, nous observions les autres consommateurs, nous tâchions d’entendre
ce qu’ils disaient, non par vulgaire curiosité mais par soif de compagnie
humaine, pour être un peu, de loin, leurs amis. Nous aurions tant voulu en
être. Nous nous rattrapions comme nous pouvions en écoutant. C’est laid? Je ne
trouve pas. Ce qui est laid, c’est que sur cette terre il ne suffise pas d’être
tendre et naïf pour être accueilli à bras ouverts.
    Assis
à cette table verte, nous parlions beaucoup pour nous étourdir. Nos éternels
sujets de conversation étaient nous deux et mon père et quelques parents dans
d’autres villes, mais jamais de tonifiants autres, vraiment autres. Nous
parlions beaucoup pour nous dissimuler que nous nous ennuyions un peu et que
nous n’étions pas tout à fait
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