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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère
Autoren: Albert Cohen
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inconnue, dont je ne considérais que le visage, je galopais immédiatement
d’amour, je criais de joie d’amour, je faisais avec mes bras des moulinets
d’amour. De mauvais augure, tout ça.
    J’avais
un secret autel à la France dans ma chambre. Sur le rayon d’une armoire que je
fermais à clef, j’avais dressé une sorte de reliquaire des gloires de la
France, qu’entouraient de minuscules bougies, des fragments de miroir, de
petites coupes que j’avais fabriquées avec du papier d’argent. Les reliques
étaient des portraits de Racine, de La Fontaine, de Corneille, de Jeanne d’Arc,
de Duguesclin, de Napoléon, de Pasteur, de Jules Verne naturellement, et même
d’un certain Louis Boussenard.
    Dans
mon secret autel à la France il y avait aussi de petits drapeaux français
déchiquetés par moi pour faire plus glorieux, un petit canon posé sur un
napperon de dentelle, près d’un président de la République, Loubet ou
Fallières, que je croyais être un génie, la photo d’un colonel inconnu, grade
qui me paraissait le plus distingué et plus enviable même que le grade de
général, Dieu seul sait pourquoi. Il y avait, passé dans du papier doré, un
cheveu qu’un condisciple farceur m’avait affirmé être d’un soldat de la Révolution
française et qu’il m’avait vendu très cher, au moins cent noyaux d’abricots.
Contre un coquetier, il y avait une poésie naine de moi à la France. Dans le
coquetier, il y avait des fleurs de papier qui ombrageaient la photographie de
feu un cher canari. Collées aux parois de ce minuscule temple, il y avait de
petites plaques votives qui portaient de hautes et originales pensées telles
que « Gloire à la France » ou « Liberté, Égalité, Fraternité ». Mince de conspiration
juive. Tout à fait Protocoles des Sages de Sion.
    Je
me rappelle, j’étais un écolier pourvu d’un accent si oriental que mes
camarades du lycée se gaussaient lorsque je faisais d’ambitieux projets de
baccalauréat et prophétisaient que jamais je ne pourrais écrire et parler
français comme eux. Ils avaient raison d’ailleurs. Bernadet, Miron, Louraille, soudain
leurs noms prestigieux me reviennent.

VI
    Nous
ne connaissions personne à Marseille. Fiers quoique pauvres, nous ne fréquentions
personne. Ou plutôt, personne ne nous fréquentait. Mais nous ne nous l’avouions
pas ou, peut-être, ne nous en rendions-nous pas compte. Nous étions si nigauds,
si perdus en cet Occident, et si peu dégourdis que lorsque mes parents
faisaient du feu dans la cheminée, ils mettaient non des bûches mais de minces
planchettes aussitôt consumées. Et le plus beau était qu’ils laissaient scrupuleusement
le rideau de fer baissé jusqu’à la fin de l’opération, ce qu’ils supposaient
être plus hygiénique. Ces deux échappés d’Orient, d’un Orient toujours
printanier où les cheminées étaient inconnues, pensaient en effet que de
visibles flammes dans ce mystère de cheminée devaient produire des émanations
mortelles. N’était-ce pas une de ces diableries qui avait asphyxié celui que ma
mère appelait le grand Zola? Elle n’avait évidemment lu aucun livre de cet
écrivain, mais elle savait qu’il avait défendu le capitaine Dreyfus. (« Quelle
idée aussi, ce Dreyfus, disait- elle, d’avoir choisi ce métier d’officier, avec
un grand couteau à la ceinture. Ce ne sont pas des métiers pour nous. ») Bref,
pour en revenir à notre système de chauffage, nous crevions de froid devant une
cheminée vrombissante et un rideau de fer baissé. Nous nous chauffions devant
un bruit glacé.
    On
était des rien du tout sociaux, des isolés sans nul contact avec l’extérieur.
Alors, en hiver, nous allions tous les dimanches au théâtre, ma mère et moi,
deux amis, deux doux et timides, cherchant obscurément dans ces trois heures de
théâtre un succédané de cette vie sociale qui nous était refusée. Que ce
malheur partagé, et jusqu’à présent inavoué, peut m’unir à ma mère.
    Je
me souviens aussi de nos promenades du dimanche, en été, elle et moi, tout
jeune garçon. On n’était pas riches et le tour de la Corniche ne coûtait que
trois sous. Ce tour, que le tramway faisait en une heure, c’était, en été, nos
villégiatures, nos mondanités, nos chasses à courre. Elle et moi, deux faibles
et bien vêtus, et aimants à en remontrer à Dieu. Je revois un de ces dimanches.
Ce devait être à l’époque du Président Fallières, gros rouge
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