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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère
Autoren: Albert Cohen
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pour
m’empêcher de troubler l’inspiration du grand homme en transe de savoir. Je la
revois, charmée, émue, jeune fille, le raccompagnant à la porte et,
rougissante, quêtant de lui la certitude que son petit garçon n’avait rien de
sérieux. Et après, comme elle allait vite chez le pharmacien, divinité
inférieure mais fort appréciée, pour faire préparer les philtres qui allaient
terriblement agir. Importance des médicaments pour ma mère. Elle raffolait de
me bourrer de ses propres médecines, de m’en faire profiter, et elle n’avait de
cesse que je ne les busse toutes. « Celle-ci est très puissante », disait-elle
en me tendant une nouvelle potion. Pour la contenter, j’ai dû, même à l’âge
d’homme, ingurgiter toutes sortes de remèdes pour toutes sortes d’organes et
tissus. Elle me regardait les prendre avec une attention charmée et presque
sévère. Oui, une simple, ma mère. Mais tout ce que j’ai de bon, c’est à elle
que je le dois. Et ne pouvant rien faire d’autre pour toi, Maman, je baise ma
main qui vient de toi.
    Ton
enfant est mort en même temps que toi. Par ta mort, me voici soudain de l’enfance
à la vieillesse passé. Avec toi, je n’avais pas besoin de faire l’adulte. Voilà
ce qui m’attend désormais, toujours feindre d’être un monsieur, un sérieux à
responsabilités. Je n’ai plus personne pour me gronder si je mange trop vite ou
si je lis trop avant dans la nuit. Je n’ai plus dix ans et je ne peux plus
jouer avec des bobines ou des décalcomanies, dans la chambre chaude, loin du
brouillard de la rue d’hiver, près du rond jaune de la lampe à pétrole et sous
ta garde, tandis que studieusement tu couds en faisant de doux projets vagues
et ravissants, pauvre roulée d’avance.
    O
mon passé, ma petite enfance, ô chambrette, coussins brodés de petits chats rassurants,
vertueuses chromos, conforts et confitures, tisanes, pâtes pectorales, arnica,
papillon du gaz dans la cuisine, sirop d’orgeat, antiques dentelles, odeurs,
naphtalines, veilleuses de porcelaine, petits baisers du soir, baisers de Maman
qui me disait, après avoir bordé mon lit, que maintenant j’allais faire mon
petit voyage dans la lune avec mon ami un écureuil. O mon enfance, gelées de
coings, bougies roses, journaux illustrés du jeudi, ours en peluche,
convalescences chéries, anniversaires, lettres du Nouvel An sur du papier à
dentelures, dindes de Noël, fables de La Fontaine idiotement récitées debout
sur la table, bonbons à fleurettes, attentes des vacances, cerceaux, diabolos,
petites mains sales, genoux écorchés et j’arrachais la croûte toujours trop
tôt, balançoires des foires, cirque Alexandre où elle me menait une fois par an
et auquel je pensais des mois à l’avance, cahiers neufs de la rentrée, sac
d’école en faux léopard, plumiers japonais, plumiers à plusieurs étages, plumes
sergent-major, plumes baïonnette de Blanzy Poure, goûters de pain et de
chocolat, noyaux d’abricots thésaurisés, boîte à herboriser, billes d’agate,
chansons de Maman, leçons qu’elle me faisait repasser le matin, heures passées
à la regarder cuisiner avec importance, enfance, petites paix, petits bonheurs,
gâteaux de Maman, sourires de Maman, ô tout ce que je n’aurai plus, ô charmes,
ô sons morts du passé, fumées enfuies et dissoutes saisons. Les rives
s’éloignent. Ma mort approche.

VIII
    À
dix-huit ans, je quittai Marseille et j’allai à Genève où je m’inscrivis à
l’Université et où des nymphes me furent bienveillantes. Alors, la solitude de
ma mère devint totale. Elle était déracinée à Marseille. Elle y avait bien de
vagues parents mais ils étaient trop riches et ne la recevaient que pour lui
faire ingurgiter leur luxe, lui parler de leurs hautes relations et
l’interroger avec bienveillance sur le modeste commerce de son mari. Elle
s’était abstenue au bout de quelques visites. Ne pouvant plus, depuis sa
première crise cardiaque, aider mon père dans son travail, elle restait le plus
souvent seule dans son appartement. Elle ne fréquentait personne car elle était
peu débrouillarde. D’ailleurs, les épouses des confrères de mon père n’étaient
pas son genre et elle ne leur plaisait sans doute pas. Elle ne savait pas rire
avec ces dames de commerce, s’intéresser à ce qui les intéressait, parler comme
elles. Ne fréquentant personne, elle fréquentait son appartement. L’après-midi,
après avoir
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