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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus
Autoren: Michel Ragon
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dans ses faiblesses, dans son utopie, dans sa propension à se laisser duper, il n’était plus un père, mais un autre moi-même) disparut une nouvelle fois et si complètement que je le crus mort. Personne ne parlait de lui, ni dans la presse, ni même dans les livres d’histoire où le vedettariat fait aussi la loi. Dans les années 50, son nom figurait encore dans nombre d’ouvrages et le Petit Larousse illustré lui accordait même une notice. Quand, dans une nouvelle édition de ce dictionnaire, sa biographie sauta, remplacée par celle d’un personnage plus actuel, je le fréquentais encore et je me souviens qu’il accueillit cette nouvelle en riant de bon cœur, comme s’il s’agissait d’une farce. Mais lorsqu’il s’aperçut que, dans ses Mémoires, Trotski ne le citait même pas ; lorsque, en 1948, aux obsèques de Paul Delesalle, il vit avec stupeur qu’aucune délégation ouvrière n’accompagnait celui qui avait consacré sa vie à l’émancipation des travailleurs ; lorsqu’il s’aperçut que l’autre compagnon de sa jeunesse, Pierre Monatte, tombait comme lui et Delesalle dans le plus total oubli, il repoussa les portes sur le monde et s’enferma dans une solitude hautaine. Les hommes du pouvoir, de tous les pouvoirs, qu’il ne cessa de combattre, finissaient par lui faire la peau. Ils l’avaient emprisonné, certains tentèrent de le tuer, mais il paraissait increvable comme cet esprit libertaire qu’il incarnait si bien. Faute de l’égorger, on l’escamotait. On le rayait, gommait. Il devenait ainsi, pour un homme d’action, et de quelles actions, plus mort que mort. Il assistait, vivant, à ses propres obsèques intellectuelles.
    Ce qui ne voulait pas dire que les idées pour lesquelles il s’était battu mouraient avec lui. Bien au contraire, jamais elles n’avaient été aussi en vogue. Toute sa vie, en butte aux persécutions, suscitant le scandale, puni de prison, il avait prôné des choses comme le pacifisme, l’anti-stalinisme, la critique moderne du marxisme, l’avortement légal, l’amour libre, le naturisme, le nudisme, l’écologisme et, aujourd’hui, tous ces thèmes réprouvés devenaient normaux. La société les récupérait, se les appropriait, sans se soucier de ceux qui s’étaient sacrifiés pour les voir aboutir. On ne le citait jamais. Pas une ligne dans Glucksmann, dans Foucault.
    On ne prête qu’aux riches, c’est-à-dire à ceux dont l’Histoire veut bien se souvenir. Les autres, les comparses, les francs-tireurs, les vaincus, n’intéressent personne.
    Au début des années 80, au journal télévisé de vingt heures, comme je regardais distraitement les images d’une manifestation contre une centrale nucléaire, un peu blasé par ces assauts hebdomadaires entre contestataires et C.R.S. qui finissent par observer de telles règles que l’on croirait assister parfois à un match de foot, je vis soudain, du côté des écologistes, se former comme une procession. Cette masse d’hommes et de femmes, en cortège, scandant des slogans, portait à bout de bras une sorte de mannequin. Lorsque les premiers rangs arrivèrent en gros plan devant la caméra, je m’aperçus qu’il ne s’agissait pas d’un mannequin, mais d’un vieillard ratatiné comme une momie péruvienne. Cette foule le brandissait face aux C.R.S. indifférents, retranchés derrière la barrière de leurs boucliers. Pendant quelques secondes la caméra s’attarda sur le visage du vieillard et je reconnus celui que j’avais perdu depuis tant d’années. Il paraissait beaucoup moins grand, menu, le visage osseux, la mâchoire tassée sans doute par l’absence de dents (une bouche comme celle du Voltaire de Houdon). Mais ses yeux noirs restaient étonnamment vifs. C’est par ces yeux que je l’identifiai en un instant, des yeux qui regardaient le téléspectateur avec un mépris, une violence, une passion, insoutenables. Bien sûr ce regard, happé par la caméra, s’adressait aux « forces de l’ordre ». Les forces de l’ordre ! Ces mots : force et ordre, représentaient tout ce qu’il haïssait le plus. J’avais l’impression que les manifestants se servaient du vieil anar comme d’une bombe et qu’ils allaient le jeter sur le bloc compact des flics caparaçonnés, que le grand ami de ma jeunesse allait finir sa vie en beauté, en éclats (c’est le cas de le dire !) en foudroyant la maréchaussée, et la centrale nucléaire et les récepteurs de
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